Quand j’entre avec mon foulard dans la salle d’attente du rhumatologue, il y a déjà une personne avec son masque. Je me dis mince il va falloir attendre. J’avais rendez-vous à 18h30 et je comprends que le rendez-vous de 18h n’est pas encore passé. Bon j’ai l’habitude, c’est rarement moi qui fais attendre, voire jamais. Je ferme donc les yeux pour penser à une chose ou une autre, quand une nouvelle personne entre dans la salle presque en courant, en disant qu’elle a loupé son rendez-vous et que ci et que ça. Je lui demande à quelle heure elle était prévue. Elle répond 17h. Vlan voilà d’un coup deux personnes devant moi, bien que je sois arrivé avant celle qui est en retard. Encore une heure à attendre, ça va être long. Je me décide donc à ressortir pour aller faire une course avant de revenir en salle d’attente.
Me voila donc parti en vadrouille dans les rayons de l’épicerie voisine, où même dans les rayons barrés par de la rubalise on peut prendre ce que l’on veut, qui passe très bien à la caisse où il y a une queue pas possible. Au bout de ¾ d’heure je reviens donc pour la consultation et quelle n‘est pas ma surprise de voir trois personnes dans la salle d’attente. Aussi sec, l’une des personnes présentes, la dernière arrivée me semble-t-il, me dit :
-Il vous faut attendre dehors, la salle d’attente est limitée à 3.
J’ajuste mon foulard et je fais remarquer :
-J’étais là avant vous et je ne veux pas perde mon tour qui est le troisième et non pas le quatrième.
-Oui mais c’est marqué comme ça, il faut donc sortir.
Je réponds gentiment :
-Je veux bien que quelqu’un sorte mais pas moi qui étais là avant vous. Si vous voulez sortir libre à vous, moi je suis en troisième position et ce sera mon tour avant le vôtre. En plus ça ne me dérange pas du tout d’être quatre à attendre.
J’ajoute mais je n’aurais peut-être pas dû le dire comme ça :
-Vous savez, toutes ces règles c’est seulement des espèces de recommandations. Comme de la dissuasion si vous voulez, mais il n’est bien sûr pas indiqué si des sanctions sont prévues, ni par qui peut être constatée l’infraction. C’est une simple menace que l’on fait peser sur vous. Pour ce qui me concerne, je ne la prends pas au sérieux ou tout au moins pas pour plus que ce qu’elle vaut, c’est-à-dire pas grand-chose.
Un silence assez pesant s’installe dans la pièce car il faut le reconnaître nous sommes quatre et il y a un petit panneau avec des phrases assez mal tournées indiquant que trois est le maximum autorisé, on ne sait trop par qui.
Je ne suis pas dans la tête des autres, mais il me semble qu’ils ont l’air paniqués, comme si un robocop allait immédiatement surgir en hurlant :
-Je vous avais prévenus, c’est marqué et vous en avez fait à votre tête, maintenant il faut payer. Et avant de payer il faut avouer. Oui, vous allez me dire que vous avez délibérément violé une loi que j’ai faite pour vous bande de minables, rien que pour vous. Pour vous protéger. Et voila ce que vous en faites de ce que je fais pour vous, du délit, de l’affront, du mépris. Oui vous me méprisez moi le sauveur, le réparateur, celui qui pense à vous jour et nuit, qui passe son temps à calculer ce qui est bon, ce qui est le meilleur pour vos esprits retors. Moi l’unique je vous châtierai comme vous le méritez car vous ne m’aimez pas.
Silence et dans ce silence une porte s’ouvre.
Ce n’est pas le robocop qui surgit mais la secrétaire qui nous dit :
-Le docteur a dû s’absenter, vous pouvez rentrer chez vous. Appelez demain pour un nouveau rendez-vous.
Baisse de tension et petit brouhaha permettent à tout le monde de quitter la salle sans anicroche mais sans croiser les regards. Je rentre chez moi dans mon appart. C’est au rez-de-chaussée mais c’est plus qu’un appartement parce que j’ai un jardinet donnant sur la rue avec une vague demi- palissade en bois déjà bien vermoulue. Dans mon esprit ça fait même résidence. J’aime bien résider, pour moi c’est nettement mieux qu’habiter et encore mieux que loger. Quelle est votre résidence ? c’est plus classe que : Où est-ce que tu pieutes ? En plus t’as résidence principale et secondaire. D’ailleurs on dit « les résidents » pour les clients des maisons de retraite. Pas le droit de quitter la chambre, de recevoir du monde, pas de cantine et le masque pour regarder le télé si tu l’as, sinon regarder le mur. Et un mur ça ne bouge pas beaucoup. Horreur, honte et lâcheté.
Tout ça pour dire que personne me demande jamais où est ce que je réside. Pourtant il y a pas mal de gens qui viennent.
Demain il faut que je pense à appeler le cabinet pour un nouveau rendez-vous. Ca ne me tente guère de voir ce type. Je n’aime pas les spécialistes car ils te trouvent toujours quelque chose qui est justement dans ce qu’ils savent faire. Ils ne savent faire que ça alors ils te disent que l’on pourrait commencer par une analyse ou un examen. Là t’es dans l’entonnoir. Déjà t’as consommé plus que ta part de sécu mais ils en rajoutent autant qu’ils peuvent, même si ça ne sert à rien, surtout si ça ne sert à rien, parce que comme ça ton mal reste et peut encore faire marcher la machine. Un patient guéri c’est un client de perdu.
Bref vu l’heure je passe directement à l’apéro en tête-à-tête avec ma photo puisque pour les connards d’en haut on peut plus le prendre au café avec les copains. Apéro, dîner, film, dodo programme rodé et adopté.
***
Neuf heures c’est la bonne heure pour appeler le cabinet :
-Allo, bonjour, c’est pour le rendez-vous annulé d’hier,
-Vous nous excusez bien entendu, oui je peux vous proposer le 15 à 15h15,
-Mais c’est dans 3 semaines, j’avais rendez-vous hier,
-Bien sûr mais ce n’est pas une urgence, alors je ne peux pas décaler les autres,
-Alors si le 15 le médecin a encore un empêchement on va se retrouver à Noël ou quoi,
-Bon je vous marque ou pas ?
-Ben marquez moi mais tâchez de le respecter.
Je note la nouvelle date en me disant que si mon mal à l’épaule s’arrange d’ici-là je n’aurai même pas besoin d’y aller. Autant d’économisé pour tout le monde. J’amène une chaise dans mon jardinet pour boire mon café du matin au grand air, enfin à l’air de la ville. C’est un bon moment mais les deux meilleurs de la journée c’est quand même le café après le repas de midi et l’apéro avant celui du soir.
Les yeux dans le vague, je contemple ma demi-palissade et d’un seul coup je vois un trou. Il manque deux planches et j’essaie de me lever.
Mais j’ai du mal à bouger car je suis sûr que ce n’est pas un ballon de foot malencontreux qui a cassé les deux planches. Fragiles certes mais elles tenaient encore. C’est plutôt quelqu’un et ce qui m’inquiète c’est qu’il n’y a pas de paquet. Il y aurait un colis j’aurais compris parce que c’est mon métier. Je suis livreur. Indépendant, livreur en main propre sans reçu ni signature. Mais il n’y a aucun paquet. Je m’approche quand même de l’échancrure. Je vois que c’est facile à réparer en clouant les planches cassées avec une plus solide. Je ferai ça cet aprem ou demain.
En attendant je regarde mon travail de la journée. Deux livraisons. Belinda boulevard Voltaire et Marcuso porte de Vanves.
J’aimerai savoir qui quoi comment m’a fait cet accro dans la palissade. Je n’ai pas peur, juste un peu soucieux, comme tout le monde devant l’inexpliqué. C’est sûr que les choses qui n’ont pas de raisons sont difficiles à comprendre et foutent la trouille. C’est pour cela que l’on a inventé la folie et toutes ses déclinaisons, juste comme un essai d’explication de comportements inexplicables. Comme s’il y avait une logique dans tout. La dinguerie c’est un fonctionnement normal, mais dont on ne connaît pas la raison. C’est pareil pour la matière ou l’univers, vu que l’on y comprend rien on a inventé la science qui fait une manière d’explication avec des démonstrations qui s’enchaînent les unes les autres mais sont basées sur des principes supposés, qui eux ne le sont pas. Idem pour le vivant dont on se demande vraiment ce qu’il fait là et pour lequel on a inventé les dieux, la religion et la loi. Quand je dis « on » il s’agit d’un ensemble d’hommes et de femmes qui ont beaucoup travaillé ont reçu de prix mais n’ont toujours pas trouvé.
Bref je me pose des questions et je n’ai aucune réponse, pas plus que les autres. Bon je vais faire ma première livraison, on verra après. Je mets mon foulard de sortie, le noir avec des croisillons jaune éteint.
J’arrive chez Belinda enfin à l’adresse. Je sonne. La porte s’ouvre sur une femme jeune, plutôt pas mal mais très peu souriante.
-Oui,
-Bonjour j’ai un colis pour vous que je dois remettre en main propre,
-Bon d’accord donnez-le moi,
-J’ai d’abord trois questions à vous poser,
-C’est quoi ces questions ?
-Vous réussissez très bien un gâteau au chocolat dans lequel vous mettez un ingrédient spécial,
-……Ah oui je mets de la poudre de cacahuète grillée,
-Votre père que vous n’avez jamais connu a un frère qui a une particularité sur le visage,
-……Oh oui, mon oncle n’a pas les deux yeux de la même couleur,
-Vous avez sur la cheville droite un tatouage rouge qui représente un astre, lequel ?
-Hii oui c’est Saturne,
-Pouvez-vous me le montrer,
-Euh oui bien sûr.
Je vois la planète olympique sur sa cheville. Ok c’est bon.
Je me recule légèrement pour attraper le paquet que j’avais planqué sur le côté et je le lui remets en lui disant au revoir.
Je retourne à l’appart pour casser la croûte, puisque les connards d’en haut ont peur que l’on fasse un bon repas avec des collègues des fois qu’on dise du mal d’eux.
Comme d’habitude je prends le café dans mon jardinet sur ma chaise de jardin qui a pas mal vécu. Je suis comme je peux le vol majestueux, impérial et virevoltant des hirondelles. Elles glissent dans l’air en dérapant dans les tournants. C’est le contraire du vol battant, puissant et allongé des canards. C’est comme je l’ai dit l’un des deux meilleurs moments de la journée. Pas pour longtemps. En regardant le trou dans la demi-palissade je vois qu’il y a une enveloppe collée dessous.
Bon je vais décrocher l’enveloppe, je l’ouvre et je trouve un mot de Timor. Timor c’est un copain, peut être mon meilleur. Il habite dans le midi mais je le vois régulièrement. En gros il me dit qu’il est passé que je n’y étais pas et qu’il repassera cet aprèm ou demain. Si ça se trouve c’est lui qui a cassé mes planches pour voir dans le jardin.
Pour le moment, je vais faire ma deuxième livraison de la journée. Marcuso je l’ai déjà livré une ou deux fois. Je remets mon foulard de sortie et j’y vais. Arrivé chez lui je sonne et il vient ouvrir :
-Bonjour, j’ai un colis à vous remettre en main propre,
-Ah oui vous pouvez me le donner,
-Avant cela j’ai une question à vous poser,
-Ok allez-y,
-Vous portez une alliance au bout d’une chaine autour du cou, quelle date y a-t-il dessus ?
-Ouah c’est 1989,
-Vous pouvez me la montrer ?
-Oui bien sûr.
Je prends l’alliance et regarde qu’il y a marqué 1989. Ok c’est bon. Je reviens sur mes pas pour prendre le colis que j’avais caché et le lui donne et disant au revoir.
Je rentre à l’appart et pile il va être l’heure de l’apéro. C’est le deuxième bon moment de la journée, et j’espère qu’il ne va pas foirer comme le café de midi.
Je sors ma chaise dans le jardin et j’attaque mon scotch maffieux dans lequel nagent encore deux bouts de glaçons. L’effet est quasi instantané, l’esprit se libère et les choses se calment. Pas pour longtemps car je vois apparaitre une tête dans le trou de la palissade. C’est Timor, je lui dis de faire le tour pour entrer dans l’appart. Bises et re-bises. Ça va, ça va , oui et oui.
-Tu tombes bien j’en suis juste à mon deuxième verre, qu’est ce que tu prends,
-J’ai déjà commencé au scotch chez un pote, alors fais suivre,
-Tiens avec un seul glaçon comme d’habitude, quoi de neuf ?
-Oh la routine, j’ai changé de copine, mais j’ai gardé le boulot et toi ?
-Toi tu seras jamais sérieux, remarque le boulot c’est important disons. Ben moi pareil rien de bien nouveau, pas de copine, pas de boulot, je cultive plutôt les copains, comme tu le vois, ce qui fait une petite tendance alcoolique qui se dessine,
-Arrête on en est tous là c’est soit le foie soit la déprime, j’ai choisi l’apéro et ceux qui ont pris la déprime ou l’hôpital je les laisse à leur triste sort. Ressers moi encore, tout ça me donne soif,
-Tu parles d’un choix, ils ont inventé l’essentiel comme si l’homme ne se nourrissait que de charogne et de verdure, alors que l’essentiel c’est l’esprit, le sentiment, la volonté, oui la volonté de vivre ils veulent nous la piquer ces connards. Et en plus on peut rien contre eux. C’est des émirs intouchables avec le carnet à souche dans la main,
-Santé, ça c’est une bonne dose, tu viendrais pas t’installer par ici des fois, ce serait plus facile pour se voir et je t’amènerai la bande, sauf si t’as déjà le foie atteint mais ça m’étonnerait,
-C’est toi qu’es malade, je remets une tournée, c’est du super et rock n roll en plus, t’aurais pas un truc à grignoter, j’ai l’estomac qui veut du solide, merde je me sens pas bien.
-Si tu dois dégueuler va dans la salle de bain, ça sera plus facile à nettoyer,
-…………………,
-Bon ça passe ou quoi,
-T’es pas drôle, oufouloul c’est un peu mieux mais tu m’as fait trop boire, t’as fais exprès j’en suis sûr, toujours pour prouver que t’es le meilleur,
-Ouais, en tous cas ta mauvaise fois est intacte, alors disons que tu te souviens plus exactement de ce qui s’est passé mais t’avais commencé à boire chez ton copain avant d’arriver. Dis au fait c’est toi qui m’a démoli la palissade ce matin pour mettre ton mot ? Si tu t’en souviens bien sûr,
-Qu’est ce que tu me parles de palissade, Il manquait deux planches alors j’ai accroché un mot pour que tu le voies. Dis ça me donne pas à bouffer de causer, parce que j’ai l’impression qu’on a sauté le dîner avec tes bouteilles. Tu peux improviser quelque chose ?
-Ben j’avais prévu jambonneau, salade et vin rouge ça te va ?
-Surtout le solide, pour la boisson je fais une pause mais mets moi quand même un verre pour faire passer la charcutaille,
Nous voilà donc attablés. Avec la bouche pleine l’estomac se remplit un peu et la discussion s’élève aussi l’esprit libéré des contingences matérielles. Elévation millimétrique certes mais qui me permet de reprendre le dialogue. Enfin c’est lui qui cause.
-C’est dommage qu’on puisse pas se voir plus souvent parce que j’ai une infinité de choses à te raconter,
-Moi aussi mais je te l’ai dit, viens t’installer ici et je peux te parler de l’infini pendant des heures. Comme truc c’est pas mal : l’infini moins un c’est encore l’infini, pareil l’infini moins des milliards de milliards c’est encore l’infini. Par contre l’infini moins l’infini c’est pas clair, c’est ce qu’on veut entre zéro et l’infini. Tu vois pour les calculs l’infini c’est vraiment pratique, le seul défaut c’est que ça n’existe pas. Quelle que soit la grandeur physique que tu prennes ça bloque bien avant l’infini. T’augmentes la vitesse, tu tombes sur une limite, tu diminues la température tu tombes sur une limite, tu veux aller très loin, tu tombes sur une limite qui est la même que quand tu veux remonter dans le temps. On peut même dire qu’on est à la même distance du passé et de l’avenir. Il faut dire que les notions de distance et de temps sont pas mal mélangées. Pour ce qu’on sait de l’univers il y a confusion entre l’âge et la taille. C’est le même nombre et ce n’est pas l’infini. Pour te donner une image, sur l’autoroute ils indiquent le temps pour donner la distance : Narbonne 35 mn ça veut dire Narbonne 70 km. Alors tu vois l’infini c’est commode mais ça n’existe pas, surtout si tu vas pas à Narbonne. En plus, si vraiment ça existait ça serait la panique parce que ce qui nous sauve c’est que tout a une fin. Tu veux que je continue ?
Je lève la tête pour le regarder mais il dort sur sa chaise, bientôt il va tomber. Je ne sais pas si c’est mes élucubrations qui l’ont plombé ou sa dure journée peu importe, et c’est en somnolant que nous allons nous coucher.
***
Ce n’est pas le coq qui me réveille, ici il n’y a pas de coqs, c’est mon réveil car ce matin j’ai livraison de mes colis. La procédure est simple : une voiture s’arrête devant chez moi, klaxonne trois fois et attend que je sorte. Quand je suis proche de l’auto, quelqu’un sort, me présente une tablette sur laquelle je pose la main gauche bien à plat. Le type dit alors ok, me tend une enveloppe et va chercher un carton dans le coffre. Il me le laisse et je lui remets moi aussi une enveloppe puis il s’en va doucement. Je prends le carton et je rentre dans l’appart, quand j’entends une volée d’injures bien senties venir de la cuisine.
Je fonce et je trouve mon copain aux prises avec le grille-pain qui ne veut pas remonter et est en train de cramer les tranches qu’il y a mises. Rien de grave sauf que tu peux te brûler les doigts en mettant tes mains dans les grilles, alors qu’il suffit de remonter la manette pour les récupérer tranquillement.
Café, pain grillé beurre, c’est pas mal. J’en profite pour me laisser aller à mon péché mignon : la tchatche.
-Tu sais que ça me désole de te voir toujours quitter tes copines. T’as peur de quoi ?
-Ben, je sais pas exactement un peu de me priver d’opportunités et un peu de ne pas être à la hauteur,
-A la hauteur tu veux dire t’occuper d’elle, faire attention à ses demandes ou c’est sexuel ?
-Ouauf sexuellement y a pas de problème, enfin de mon côté, parce que du leur j’en sais trop rien. Je sais jamais si c’est pour me faire plaisir ou pour le sien, c’est vachement ténu,
-Ah oui y faut pas réfléchir tout le temps ça te mine pour rien,
-Bof je suis comme ça, je me suis habitué, mais y a des moments où ce n’est pas mon envie qui me pousse mais un début de caresse ou même de gentillesse et après c’est l’enchaînement inévitable,
-Mais c’est très classique ça, y a rien à dire ni surtout à leur reprocher. C’est dans ta tête que ça se passe,
-Ah bon, t’es docteur toi ?
-Non heureusement mais qu’est ce que t’entendais par pas à la hauteur quand tu l’as dit,
-Ça c’est simple, c’est par rapport aux autres mecs. Moi je suis pas un cador alors j’ai toujours peur que ma nana elle me trouve minable quand arrive un gros bras ou un coupeur de paroles,
-Arrête tu te fais mal, je pense que t’as comme une espèce de complexe mais moi je te connais et je connais aussi les autres et franchement t’es loin d’avoir à rougir,
-Pas question de rougir, mais c’est pas ça, non tu vois c’est plutôt que j’ai même pas l’idée que je pourrais changer leur vie, que ça sera mieux avec moi parce que j’en suis pas du tout sûr,
-Mince tu simplifies pas les trucs toi, les hommes c’est peut être seulement fait pour tondre la pelouse et faire les grillades, pour faire rire aussi,
-Peut-être mais pour moi une femme elle compte sur moi pour rentrer de plain-pied dans l’avenir, inventer une relation qui lui aille bien avec du quotidien et du futur en bon mix,
-Ça je peux comprendre, mais primo est-ce que tu mets pas la barre un peu trop haut et secundo c’est un peu vieux jeu ton truc, tu sais les femmes aussi elles font évoluer leurs relations, peut-être plus que toi,
-Bon d’accord je parle que pour moi, mais si c’est pour rien leur apporter je vois pas l’intérêt qu’elles peuvent me trouver,
-On y revient, t’as la déprime qui se pointe mon gars, pourquoi tu laisses pas les nanas décider si elles veulent arrêter ou pas, elles aussi savent choisir,
-Oui eh bé justement, j’ai pas envie d’être largué sans comprendre alors je prends les devants,
-Alors pour éviter de prendre une baffe c’est toi qui la donnes, bravo mister macho, est-ce que tu as essayé de discuter au moins ?
-La discussion c’est pas mon fort,
-Bé qu’est-ce qu’on vient de faire alors ? Milledieu où est-ce que j’ai mis l’enveloppe ?
Je me rends compte que l’enveloppe je l’ai gardée dans la main tout en discutant, heureusement parce que dedans il y a l’argent de quelques livraisons précédentes et ça peut faire une jolie somme. Je mets le carton et l’enveloppe à l’abri et je retourne finir mon café avec Timor.
J’en profite pour lui demander quand est-ce qu’il compte retourner chez lui. Il me dit demain, ce qui nous laisse encore une bonne soirée en perspective.
Je prends cinq minutes pour commencer à déballer mon carton, voir s’il y a des livraisons ces jours ci. Oui il y a en a une à Grenoble, il faut que je m’organise. C’est une livraison assez ouverte puisqu’il est indiqué « mat 8h 10h » ce qui veut dire n’importe quel jour de la semaine entre 8h et 10h. Il y aussi les trois questions et le colis pas trop gros ni trop lourd. Ça baigne.
-Dis-moi l’artiste, est-ce que je peux te reposer la question de pourquoi tu montes pas à la capitale, c’est ton boulot qui t’en empêche, j’avais pas compris ça,
-Un peu quand même, mais je pense que je retrouverai facilement ici, en plus si tu connais du monde,
– Oui un peu, d’ailleurs ce soir on pourrait passer chez Bulan un copain musicien qui crèche pas trop loin d’ici,
-Et le couvre-feu, ça craint pas ?
-Non pas du tout, c’est juste de la dissuasion pour qu’un maximum d’imbéciles le respectent, mais il n’y a aucun contrôle. Et même s’il y en avait, il y a tellement d’exceptions qu’il est facile de trouver une raison,
-Mais de quelles exceptions tu parles,
-Ben la plus classique c’est le soutien à une personne vulnérable,
-A deux plombes du matin ?
-Y a pas d’heures pour les gens qui vont pas bien,
-Bon ok pour ce soir mais pas coucher trop tard quand même,
-Non juste la musique.
On le prend en rigolant, mais cette histoire de couvre-feu c’est vraiment une honte. Ce qui me désole le plus dans la situation actuelle c’est que la notion de vérité a disparu. Il n’y a plus que de la com, des rumeurs et des sondages.
Et pour moi les sondages d’opinion sont une véritable agression. La situation est la suivante. Toi tu penses quelque chose et c’est ton droit, mais voilà que l’on t’explique que les autres à 90 % ne pensent pas ça, par exemple sur le port du masque. Tu pourrais t’en ficher et dire moi je pense ce que je veux point à la ligne. Mais ce n’est pas possible parce qu’en gros les autres jugent que tu as tort car tu es minoritaire. Tu es jugé sans qu’il y ait la moindre discussion, sans le moindre échange de points de vue afin de comprendre les diverses possibilités offertes. Au contraire tu te sens montré du doigt parce que ce que tu penses ne compte pas, n’existe pas. Alors toi tu prends ça comme un coup de fusil. Et ça te perturbe parce qu’à l’inverse celui qui est dans le 90 % il est rassuré, conforté, ça lui donne des ailes pour ignorer les mauvais sujets qui ne pensent pas comme lui. Car tout cela ne sont que des opinions, c’est-à-dire de la pensée, autant dire du vent. Et pourtant rien de plus difficile que de penser, d’ailleurs plus personne ne pense, les gens consomment et ce sont d’autres qui pensent pour eux.
J’appelle Timor pour lui dire que je vais faire des courses. Oh oh, pas de réponse, mais où est il passé ?
Je le trouve dans le jardinet en train d’observer les bourgeons de la vigne. Il y en a beaucoup, il y en a toujours beaucoup, mais après la floraison il ne reste souvent pas grand-chose. Pourtant elle est à l’abri. Je lui dis que je vais faire des courses et lui demande si des tripes pour midi ça lui va. Il me répond plutôt oui, mais sans enthousiasme me semble-t-il. Je lui confirme tripes, pâtes, salade et corbières. Je m’éclipse avant qu’il réponde car je n’ai pas tellement envie de changer de menu et les tripes en boîte c’est bon et c’est facile. D’ailleurs faudra que j’essaie un jour les tripes en gelée chez le charcutier, une autre fois.
J’attrape mon foulard et me voila parti pour l’épicerie locale, dont cependant les produits n’ont rien de locaux mais sont plutôt de diverses origines non contrôlées. Ce sont les ONC et ce qu’il y a marqué sur la boîte ou le sachet est un simple enfumage, comme si toutes les chips étaient faites à Paris.
Le magasin est assez plein mais seules quelques rares personnes jettent un œil à mon foulard sous le nez. Je croise un voisin que je ne reconnais pas à cause de sa muselière. Je ne crois pas être beaucoup plus reconnaissable, puisque les foulards sont l’emblème des cow-boys, dévaliseurs de banques et autres cambriolages. Bref lui il me reconnaît, me dit « bonjour ça va très bien merci tant qu’on a la santé rien à dire le bonjour chez vous ». Je ne réponds évidement pas, à part « hum, hum, hum », de toutes façons pour dire quoi, que je le trouve laid et pénible, c’est peut-être pas la peine.
Pénible c’est certain, laid ça se discute, pas avec lui bien sûr parce qu’en plus il est niais. Bon faut que je me calme parce que je n’ai aucune envie de me défouler sur lui. Si je réfléchis, c’est plutôt Timor qui m’agace un peu à ne pas vouloir quitter le Sud.
En fait, je manque d’arguments pour le décider, tout en sachant que c’est lui qui a la clé et la porte, ce qui laisse une bien étroite marge de manœuvre à ses amis. Il est à la fois très facile et très difficile d’influencer les gens.
Facile parce que le fait de dire à quelqu’un ce que l’on pense est la plus part du temps entendu, mouliné, digéré avec souvent des effets, bien que pas toujours dans le sens souhaité.
Difficile parce que les paroles sont loin de suffire. Les gens ont souvent des modèles ancrés dans l’esprit qui impulsent leurs actions beaucoup plus que les copains ou autres relations. D’une certaine manière, ils n’entendent pas ou alors dévient ce qu’ils entendent vers les contours de leur mode de pensée et ne comprennent pas ce qui a été dit.
Par contre il est certain que l’on ne parle pas assez ; le fait de dire a été très longtemps coiffé par l’esprit bourgeois et la religion, ce qui est un pléonasme, d’un relent d’incursion inappropriée dans la vie privée. Alors que c’est le contraire qu’il faut pratiquer : dire ce que l’on pense, ce que l’on sait, ce que l’on souhaite. Il faut vraiment être abruti pour croire que les gens vont comprendre tout seuls que leurs comportements ou leurs idées sont mal ressentis, en décalage avec la réalité voire fausses ou dangereuses. L’antidérapage est le cas le plus classique. Quand un groupe de copains se met à déblatérer sur les femmes, les arabes ou les homos, la pente naturelle est que tout le monde surenchérit avec la blague la plus bête, de plus en plus bête, tout le monde se marre et c’est vrai que c’est souvent drôle. Mais quand quelqu’un ose dire qu’il n’est pas d’accord et que ces propos sont dégradants pour celui qui les tient, il se crée un froid et en général ça se calme : bof on disait ça pour rigoler, mais dans le fond on le pense pas. Et moi il me semble que quand on le pense pas eh bien on le dit pas.
Je rentre des courses puis je prépare le repas que nous expédions en deux temps trois mouvements et quatre petits rots pour arriver au moment de détente du café, que je prends dans le jardin en lisant le journal qui vient d’arriver avec le courrier. Timor m’explique qu’il veut acheter quelques fringues cet après-midi et qu’il rentrera ce soir pour aller chez le copain musicien.
Quand il rentre, nous allons à pied chez Bulan avec un sachet de lucques et une bouteille. Il nous accueille dans sa villa, petite mais fort jolie, avec deux jardins : un devant sur la rue et un derrière assez bien protégé des voisins. Nous nous installons à l’intérieur autour d’une table basse et commençons un apéro calme et enjoué.
Mais d’un seul coup je remarque que Timor a un regard fixe et extatique que je ne lui connais pas. Je suis son regard et je m’aperçois qu’il est braqué sur Sazak la sœur de Bulan. Il faut reconnaître qu’elle est pas mal sa sœur, brune aux yeux verts, le visage calme porté par un cou assez long s’appuyant sur des épaules hautes. Pour le moment, elle est assise sur un fauteuil bas et elle a les jambes étendues devant elle, fines avec des mollets très légèrement galbés.
Je ne bouge pas, non pas parce que j’ai peur de réveiller Timor de son hypnose, mais parce qu’il me semble que Sazak n’est pas indifférente à l’impression qu’elle produit sur mon copain. Oh c’est presque imperceptible ces choses-là, car elle ne croise pas le regard de Timor, elle bouge plutôt légèrement la tête de droite et de gauche mais ses lèvres esquissent un très léger mouvement qui, s’il se continuait, irait vers un sourire.
J’en profite pour lever mon verre et dire « santé » assez fort pour que tout le monde l’entende. Toute la tablée redescend sur terre et la conversation reprend jusqu’à ce que Bulan nous dise qu’il va chercher sa guitare pour nous distraire. Pendant son absence, Sazak, dans une grande souplesse, en profite pour venir s’asseoir à côté de Timor, pas contre lui mais sur le siège voisin.
C’est parti. Sa musique est une sorte de picking assez lent avec quelques accords au moment où il chante. En fait il ne chante pas vraiment sur ses notes, il lance de temps en temps des phrases dans le même rythme que sa main. Ça fait quelque chose comme :
…..le bruyant noir s’est posé sur la branche cassée……
…..l’arbre porte déjà beaucoup de poids……
…..les mots se sont usés avant même de servir…..
…..ils pendent comme des lianes qui relient ciel et terre…..
…..j’oublie les images, j’oublie les notes, je m’oublie et toi…..
Nous consommons ça comme de la réglisse qui glisse lentement dans nos oreilles. La nuit est tombée sans nous prévenir et après un petit égarement des esprits, nous reprenons nos verres et disons quelque banalité de saison. Bulan j’ai rien à lui dire, c’est magique, c’est mon copain, j’ai moins soif et presque sommeil.
-Dis Timor on rentre à la maison maintenant,
-Eh attends un peu quoi,
-C’est pas loin mais faut quand même marcher un peu,
-Euh je rentre pas tout de suite, vas y toi,
-Ah bon, mais c’est toi qui voulais rentrer pas tard,
-Mais il est pas encore tard,
-D’accord, pas de pb, écoute j’y vais.
Je fais la bise à Bulan et à sa sœur et je me dirige vers la sortie. En passant devant une pièce à la porte entrebaillée il me semble voir quelqu’un couché dans un lit. Je ne m’arrête pas et je me retrouve dehors pour rentrer à la maison.
En arrivant je me rends compte que je n’ai pas encore réparé la palissade. Il faut aussi que j’aille à Grenoble, et que je fasse les autres livraisons. Je me couche et je m’endors facilement après avoir lu dans mon lit trois lignes d’un bouquin qui me tombe sur la figure.
Dans la nuit, j’entends du bruit ; mince, on frappe à la porte. Qu’est-ce que ça peut être ?
Je me redresse dans mon lit. Non on ne frappe pas à la porte, d’ailleurs elle est toujours ouverte. Il y a quelqu’un qui fait du bruit avec des tables, des sièges. Pas trop fier, ni éveillé, je me lève et je trouve Timor en train d’ouvrir et de fermer des placards.
-Ah excuse moi, je t’ai réveillé, je voulais pas,
-Ben t’es pas particulièrement silencieux, tu le fais exprès ou quoi,
-Non je rentre me coucher c’est tout, je suis désolé voilà,
-Attends tu me réveilles à minuit juste pour le fun ou quoi,
-Si j’ai fait un peu de bruit c’est que je connais pas trop la maison,
-Ouais tu la connais aussi bien que moi, depuis que tu viens,
-Eh dis, je voulais te demander ce que t’as pensé de la soirée,
-Ah voilà on y est, ça peut pas attendre demain ce truc ?
-Non juste pour savoir, moi j’ai trouvé le musicien super non ?
-C’est pas plutôt la soeur du musicien que t’as trouvée bien,
-Oh non tu sais je l’ai à peine remarquée, elle était là ?
-Ecoute je crois que c’est grave donc on verra ça demain,
-C’est vrai que j’ai envie de parler, je sais pas à quoi ça tient,
-Moi je le sais et toi c’est pas sûr. Bien le bonsoir camarade.
Je retourne dans ma chambre en espérant que Timor va aller dans la sienne. Tu parles, je l’entends qui sifflote en allant vers la cuisine se servir à boire. Me v’là avec un souci de plus parce que je parie qu’il ne va pas rentrer chez lui demain qui est devenu tout à l’heure, mais vouloir rester quelques jours de plus. Bon je vais quand même pas lui balancer un seau d’eau froide sur la tête, mais franchement il me semble qu’il est bien atteint.
***
C’est l’absence de bruits dans la maison qui me réveille. Ça fait comme un jour normal juste avant que ne remontent dans ma tête la soirée et la nuit d’hier. Je vais voir si Timor dort toujours ; bien sûr il est là, en train de faire de beaux rêves je parie. Je déjeune sans bruit puis je sors avec l’idée de réparer la palissade. Je récupère une planchette dans le garage, un marteau et des clous et je fixe les deux planches cassées avec celle que j’ai amenée. Ça tient, oh c’est pas très solide mais ma demi- palissade est globalement en état moyen, je ne vais donc pas mettre plus d’effort sur un coin que sur un autre. Je rentre pour organiser mon voyage à Grenoble.
Compte tenu de l’horaire 8-10 il me faut arriver la veille. Ca fait donc taxi, avion, taxi, hôtel-resto, nuit, taxi, livraison, resto, taxi, avion, taxi. Je garde toutes les notes de frais et pour chaque livraison je reçois le double de toutes mes dépenses. Évidemment une livraison dans Paris ce n’est que du taxi, mais en province ça commence à douiller.
Je passe les coups de fil nécessaires et l’internet qui va bien, car n’ayant pas de carte de crédit je suis obligé de tout négocier en liquide. La seule chose compliquée c’est l’avion. À vrai dire ça se passe assez bien puisqu’il me suffit de déposer une somme convenue dans une banque proche de chez moi pour qu’ils soient contents et même très contents. Tout cela a donné à Timor le temps de se réveiller. En prenant son café il m’annonce qu’il ne repart pas aujourd’hui car il a une promenade prévue avec Sazak, ce qui ne me surprend pas et me fait même assez plaisir, car la bonne santé de mes copains me tient à cœur. En préparant le déjeuner je regarde le jardinet par la fenêtre et qu’est-ce que je vois ?
Je reste figé, il me semble que ma réparation de la palissade de ce matin est démolie. Je m’approche, effectivement les trois planches sont par terre avec les clous tordus qui dépassent. Ça ressemble à du vandalisme ce truc. Ou alors quelqu’un m’en veut pour quelque raison que je ne connais pas. Il me vient aussi une idée. Si une personne voulait voir chez moi et que cette partie de la palissade le gênait il aurait alors fait cette échancrure. C’est bien sûr peu probable mais je me mets au pied de la maison et je regarde ce que je vois par le trou de la palissade. Rien, je ne vois rien à part la façade de la maison d’en face, même en bougeant le long de mon mur. Ce n’était pas une bonne idée.
Je retourne voir Timor pour faire le menu de midi. Nous convenons qu’un bon steak avec des pommes sautées fera l’affaire. Je vais donc faire les courses en passant quand même sur le trottoir d’en face pour regarder ce que l’on voit de la maison à travers le trou de la palissade. On voit une fenêtre, celle de la cuisine ce qui me laisse perplexe.
Je me mets donc à penser en moi-même et tous les avatars de la période actuelle me sautent à nouveau à la figure, car une chose est sûre c’est que l’ambiance actuelle me sort par les cheveux comme autant de tentacules de l’hydre de Lerne. Il faut dire que j’avais un peu galéré au magasin pour trouver mon steak. Ce que j’aurais voulu était un peu cher pour la qualité que je voyais et ce qui était abordable ne me plaisait pas trop genre basses-côtes ou joues. Ah certes le poulet n’est pas cher, le porc encore moins mais ça n’a aucun goût. Pour être clair, en magasin, seul l’agneau a encore un peu de relief, tout le reste n’est que du bénéfice sur pieds. J’hésite entre hampe et bavette et j’opte quand même pour de la bavette hors de prix, qui me paraît pas trop mal coupée, en espérant qu’elle sera assez savoureuse.
Pendant le repas je demande à Timor s’il a des précisions sur son départ. Il me regarde de biais pour me dire qu’il verra ça cet aprèm, ce dont je me doutais et il repose ses couverts. Avec la main je détourne le couteau qu’il a posé dans son assiette et qui était dirigé vers moi. Je n’aime pas qu’un couteau soit pointé dans ma direction, surtout s’il est pointu. C’est une impression désagréable et je n’aimerais pas être à une table celui vers qui sont pointés tous les couteaux. C’est un très mauvais signe. Certes c’est un geste instinctif de poser fourchette et couteau soit en biais dans son assiette soit le long de celle-ci. Et souvent il y a quelqu’un en face ou de côté qui est dans la ligne de mire. Que l’on mange face à face ou sur des côtés contigus, le risque est grand d’avoir un couteau dirigé vers soi. Je suis assez vigilant là-dessus.
Je lui explique donc que demain soir j’allais partir à Grenoble et que je lui laissais l’appart sans problème. C’est dehors que nous prenons le café, sans que la discussion dépasse le stade de : est-ce qu’il y a du sucre, c’est chaud, on est bien. Rapidement Timor s’éclipse en me disant « à ce soir » et je vois qu’il est bien habillé, tiens tiens !
Après son départ je fais une petite sieste et en me levant je me dis que j’allais passer chez Bulan pour discuter cinq minutes. Heureusement il est là et m’offre thé ou café. En entrant j’ai vu à nouveau ce lit par la porte entrebâillée. Vu l’heure, j’opte pour un café qui en plus est correct chez lui.
Il me confirme que sa sœur est partie se promener avec Timor et nous rigolons de ces comportements un peu secrets qu’affectionnent ceux qui n’ont pas envie que l’on connaisse leurs sentiments.
Par contre, une fois engagés l’un par rapport à l’autre, il y a en général grand déballage d’affections : bisous, cadeaux que l’on montre à tout le monde, soirée où l’on ne se quitte pas et le sacro-saint : écoute il faut que je lui en parle et je te rappelle.
Je me permets de lui demander qui est la personne dans la chambre. Il me répond que c’est sa mère et qu’il l’a prise chez lui parce qu’elle commence à se paralyser des jambes. Elle peut encore marcher en se tenant à quelqu’un, mais ça la fatigue. Il me dit : va la voir elle n’a pas beaucoup de visites.
Nous finissons le café et par amitié autant que par curiosité, je frappe à la chambre. J’entends une vois claire et posée :
-Venez, la porte est ouverte.
-Bonjour madame, excusez moi de vous déranger mais….,
-Vous ne me dérangez pas du tout monsieur, au contraire pouvez vous m’aider à m’assoir dans le fauteuil,
-Bien sûr, là euh comme ça c’est bien ?
-Oui c’est parfait, d’abord je vais finir mon thé, même s’il est froid c’est très bon,
-Si je vous fatigue dites-le moi, je ne suis pas là pour vous embêter,
-M’embêter, quelle question ! c’est si vous n’étiez pas venu me voir qui m’aurait fâché, ça oui,
-Peut-être êtes-vous trop gentille avec moi, mais …. ,
-Je sais que vous êtes un ami de mon fils et qu’il vous apprécie, lui c’est un musicien mais vous, vous êtes un monsieur, vraiment,
-C’est le contraire madame, Bulan est un type bien, lui il est quelqu’un, moi je ne suis qu’un vagabond sans réalité ni existence et …,
-Ce n’est pas à vous d’en juger monsieur. Si mon fils vous accepte ici c’est qu’il sait que vous existez, que vous valez quelque chose. D’ailleurs peut-être le fait-il aussi pour moi, non pas pour m’aider à marcher mais pour m’aider à exister, c’est le plus important.
Si vous saviez, monsieur, ce que j’ai pu aimer la vie. Marcher justement, marcher en forêt, sous la pluie, sur un sentier, dans le vent, marcher le long d’une falaise, marcher sur le sable les pieds dans l’eau. Ecouter, écouter un saxo glisser sa voix rauque dans votre nuque et même sur votre peau, puis lancer ses saccades percutantes et souples à la fois, et alors redescendre à la cave pour nous laisser pantois et vibrant de bonheur, écouter un torrent qui vous vivifie rien qu’à le regarder, écouter la mer qui court devant vous comme quand vous jetez un seau d’eau sur la terrasse, ou la mer quand elle est formée, blanche, roulante et grondante qui vous remplit les oreilles d’une unique note puissante, continue et prenante. Voir, voir les gens bouger, s’assoir, parler. Le spectacle des hommes est le plus infini théâtre que je connaisse, toujours nouveau, toujours animé, toujours vrai, inlassablement renouvelé, mais aussi répétitif à souhait comme les jeux des enfants. Aimer, quelle chance de pouvoir aimer quelqu’un ou même quelque chose, c’est pareil, c’est le remue-ménage du cœur qui compte, l’envie et le souci, son double caché, voilà qui vous tient en haleine, qui vous maintient debout, qui vous redresse même, à la limite de s’envoler, parce que quand on aime on a toujours quelque chose à l’esprit, la tête est pleine, on est relié. Au contraire, quand on déteste, la tête est vide et c’est un écran noir derrière les yeux qui vous tient lieu de regard.
-Vous savez que c’est formidable ce que vous dites, et…
-Et vous savez, ça me fait plaisir de parler sauf si c’est moi qui vous embête pour le coup,
-Mais pas du tout, j’ai l’impression de flotter, et..
-Encore trois mots. Chanter, chanter c’est rire en musique, c’est se projeter dans l’éther, c’est s’entendre vibrer. La note, faire la note rien qu’avec sa gorge, son nez, sa langue qui ébranle tout l’intérieur, c’est magique. Manger, manger ça paraît nécessaire comme ça, mais c’est surtout un dialogue entre le plat et sa bouche, on en veut encore de ce goût-là, mais halte, pas trop vite, pas de goinfrerie, ça ne profite plus, calme le jeu, calme ton appétit avec des pommes de terre ou du pain et garde cette envie de jarret pour en profiter avec lenteur, si c’est possible, et délectation. Et parler, c’est un luxe de parler, et d’ailleurs je vais m’arrêter un peu car vous ne dites rien.
-Oh, je ne dis rien parce que j’écoute, je suis un peu scotché par ce que j’entends, c’est assez dense alors ça rentre doucement. Si ça ne tenait qu’à moi je vous enverrais mes copains déprimés pour électrochoc virtuel, et …
-Oh, n’hésitez pas ça ne me fatigue pas de parler, surtout après avoir écouté,
-Ah voilà, dites, voulez-vous que j’aille vous chercher un peu de thé,
-Avec plaisir c’est très gentil de votre part,
-Je reviens.
Je retourne voir Bulan pour préparer du thé comme l’aime sa maman. Je reviens dans la chambre avec la théière bouillante et je lui sers une tasse. Une question me vient à l’esprit :
-Pouvez-vous me parler de la sœur de Bulan,
-Sazak est une de ses sœurs, mais il en a une autre qui n’est pas avec moi,
-Ah d’accord, et comment elle est Sazak ?,
-C’est une fille extraordinaire, avec un vrai caractère. À la fois elle sait jouer de ses attraits et de ses sentiments. Quand ça ne va pas elle tape, c’est un peu surprenant mais elle tape fort,
-Ah, euh pourquoi vous me dites ça ?
-Je crois qu’elle est sortie avec votre ami, j’espère qu’il est prudent,
-Timor est assez prudent mais s’ils se plaisent, il peut se passer des choses,
-Pas de problème, Sazak je vous l’ai dit a des sentiments et elle aime ça, il faut juste se méfier des dérapages,
-Et il se passe quoi alors ?
-Quand c’est une fille elle disparaît et nous ne la revoyons plus jamais, quand c’est un garçon, il devient beaucoup plus attentif et ça peut continuer,
-Je vois, peut-être je ferais mieux d’aller attendre mon copain quand il va rentrer,
-Bien sûr, allez le voir, mais surtout revenez quand vous voulez ; comme vous le savez, je ne bouge pas beaucoup.
Je dis au revoir et merci à tout le monde et je rentre chez moi. À ma grande surprise je n’attends pas longtemps avant le retour de Timor auquel je demande immédiatement comment s’est passé son après-midi. Très bien me répond-il. On a beaucoup discuté avec Sazak et je crois que l’on se reverra. Là elle doit partir quelque temps voir sa sœur et du coup moi aussi je vais retourner chez moi. Je pars demain et ce soir je t’invite au resto car j’ai pas mal à raconter. Tu sais que je suis pas fort en discussion mais cet après-midi ça m’a été facile de parler, ça me faisait plaisir. Et il faut que je te dise un truc.
-Eh ben tu sais, Sazak c’est une fille formidable,
-Oui je sais c’est exactement ce que m’a dit sa mère cet après-midi,
– Sa mère, tu sais… mais, …. tu as vu sa mère, c’est pas possible, je la connais même pas,
-Je ne la connaissais pas moi non plus, elle est chez son fils pour sa santé et d’ailleurs si Sazak s’en va quelques jours elle va être assez seule,
-Et vous avez parlé de moi ?
-Pas du tout on a un peu parlé de ses filles car Bulan a deux sœurs, mais de toi pas du tout,
-Vous avez parlé de quoi alors,
-Ben elle a surtout parlé du fait qu’elle aimait beaucoup la vie et tout ce qui bouge. Elle est le contraire de dépressive, je ne sais pas s’il y a un mot pour ça mais ça te donne un drôle de punch de l’écouter, comme si la vie était un grand cerisier dans lequel au lieu de regarder le tronc, les branches et les feuilles, il ne fallait surtout pas oublier de manger les fruits,
-Je vois pas trop ce que tu veux dire par là, tu parles des cerises,
-Bof c’est une image pour dire qu’il y a plein de choses agréables dans la vie, mais je comprends que tu as du mal avec les images pour t’aider à t’évader dans les sensations. On reprendra ça ce soir au resto, pour l’instant on se prépare, départ dans une demi-heure si ça te convient,
-Ok.
D’un coté je suis assez content que Timor rentre chez lui pour prendre de la distance, d’un autre je continue à craindre cette soudaine flamme de mon copain, surtout avec la sœur d’un autre copain. Y a de l’électricité dans l’air avec ces deux-là et au final, comme moi aussi je dois faire un saut à Grenoble, c’est la mère qui va se retrouver un peu seule. Bon arrêtons les réflexions et en route pour un bon repas.
Timor a choisi un chinois et nous voila en train de jouer des baguettes sans faire la moindre musique. Ce que j’aime surtout ce sont ces champignons noirs craquants et gélatineux qu’ils mettent un peu partout, car la cuisine asiatique est une cuisine d’ingrédients, contrairement à la nôtre qui est construite sur la centralité d’un produit. Cependant impossible d’accrocher la moindre discussion avec Timor entre les bouchées. Heureusement, une brève coupure de courant amène le patron à lancer une pique sur les nouveaux compteurs qui sautent tout le temps. Nous lui faisons signe et, comme un seul homme, nous lui sortons notre analyse sur la dégradation des services publics. Quand je dis le patron, je n’en sais rien, c’est probablement un gérant à moins qu’il ne soit qu’un employé. Le fonctionnement des restaurants asiatiques reste un mystère pour moi. Il y a toujours beaucoup de monde qui gravite autour et tu ne vois jamais la cuisine ou un cuisinier. La carte avec ses numéros pour chaque plat fait penser à une organisation stakhanoviste axée sur la rentabilité, à condition que les ingrédients ne soient pas cuisinés sur place mais que les produits arrivent, directement, d’une cuisine centrale, située on ne sait pas où. L’exotisme de ces restaurants vient beaucoup plus du mode de fonctionnement que de la saveur inattendue des produites servis. Car au final il n’y a que deux ou trois sauces dans la cuisine chinoise servie chez nous. C’est comme un jeu de dés. Avec trois dés à six faces tu fais un paquet de combinaisons, en tous cas suffisamment pour les numéros de la carte du chinois. En plus l’expérience prouve qu’il ne sert à rien de leur poser des questions, les réponses sont tellement évasives que c’est comme une leçon trop bien apprise. C’est vraiment un autre monde. Nous l’avons expérimenté avec le confinement de mars 2020. Il faut d’abord préciser que n’étant branché ni sur la télé ni sur la radio nous faisons partie des gens qui ne connaissent les évènements que quand ils arrivent ou par des discussion avec des amis. Ce soir là nous étions allés au cinéma à Gaillac voir Les Misérables. Nous étions trois dans la salle dans une ville qui en plus semblait déserte ce qui ne nous a pas du tout surpris. Bref en sortant nous cinéma, vers 21h nous allons au restaurant à Lavaur. Aux américains. Nous demandons s’il est possible de diner et nous avons une réponse surprenante où il est question que tout s’arrête à minuit. Ben je lui dis, ça nous laisse le temps de manger. Non c’est pas possible, tout est fini, vous n’avez pas compris, il n’y a plus de restaurant c’est fini, fini. Sans trop comprendre nous sortons pour trouver une autre auberge, et nous y voila, nous tombons sur le chinois qui nous acceuille en disant pas de problème, nous installe et nous tend la fameuse carte. Il y avait d’autres convives et d’échanges en discussions nous découvrons la mesure imbécile du confinement. Pendant le même temps le patron-gérant-employé avait le mobile sur l’oreille et finit par nous annoncer calmement : non nous ne fermons nous avons obtenu de continuer à fournir, comme avant, des repas à emporter à livrer ou à emporter. Sans changement de prix nous dit il. De plus il est probable que nous serons indemnisé pour le manque à gagner. Je croise le regard de Timor qui approuve de la tête car nous venons de découvrir que les réseaux parallèles, en l’occurrence la restauration chinoise, ont quarante longueur d’avance sur les simples citoyens et surtout béotiens que nous sommes.
Une fois de plus, nous tombons d’accord pour constater notre impuissance face à ces comportements violents des entreprises publiques, privées ou autres. C’est un peu décourageant. En plus, en ce moment, ils cherchent même à étouffer le plaisir d’être ensemble avec leurs mesures liberticides. Mais nous avons passé un bon moment et l’heure de rentrer a sonné.
Une fois à la maison le sommeil vient facilement, sans rêves, en tous cas pour moi.
Je me lève de bonne humeur, profitant encore de la tranquille soirée avec Timor. Nous nous retrouvons à la cuisine pour un café soluble avec quelques biscuits pour lui, mais pas pour moi qui ne mange rien avant le repas de midi. Il me dit qu’il doit prendre le train pour Perpignan à 10h20. Moi mon avion est à 16h15. Le temps joue pour moi dans le sens où je suis moins pressé que lui.
Avant qu’il parte je lui demande s’il compte revenir bientôt. Je n’obtiens pas une réponse claire mais un millefeuille de disponibilités et de contraintes d’où il ressort en gros qu’il n’en sait absolument rien. De toute façon, il faudra bien qu’il bosse un peu. Je lui dis qu’éventuellement ça sera peut être moi qui descendrai si j’ai une livraison à faire dans son coin. Nous nous quittons sur ce constat à l’amiable et il se dirige vers le métro.
Je profite de ma demi-matinée de liberté pour retourner dans le jardin et refixer les planches. Cette fois je m’y prends plus solidement avec visseuse et tout. Du coup je renforce ce coin-là et je range soigneusement mon matériel exactement où je l’ai pris. Car la seule manière de trouver ce que l’on cherche est de savoir où c’est. Et pour cela, il faut qu’il soit toujours à la même place.
Le secret du rangement c’est de remettre les choses là où on les a trouvées même s’il n’y aucune logique. Ca ne veut surtout pas dire qu’il faut édifier un plan d’ensemble pour donner une place à tous les objets avec lesquels on vit. Cette solution, purement technocratique, oublie la moitié des objets et rend une partie d’entre-eux complètement inaccessible puisque rangé à un endroit qui a paru logique au début mais dont évidemment on ne se souvient pas quand on en a besoin, comme par exemple une tige flexible, avec aimant au bout, rangé avec les peintures alors qu’on en a besoin pour le filtre de la machine à laver. Ainsi la scie à métaux peut se trouver avec les ficelles et non avec les autres scies, aucune importance puisque c’est là qu’on l’a trouvée et là qu’on la remet.
Je sors une boite de flageolets et un dos de cabillaud pour midi, puis je prépare mon bagage pour cet après-midi. Oh pas grand-chose mais par exemple mon maillot de bain dans le cas où l’hôtel aurait une piscine, et bien sûr un livre pour m’endormir le soir.
Manger seul j’ai l’habitude et en plus il y a en général un moment magique vers la fin du repas où mes idées foisonnent et où je déroule une bande son de remarques, constatations, points de vue qui me parait d’une richesse incroyable. Peut-être l’est elle d’ailleurs mais tout cette effervescence est cruellement fugitive et ne me réjouit qu’à l’instant de son émergence, pour s’évanouir et être immédiatement recouverte par d’autres séquences.
Ce n’est pas un rêve puisque je suis bien réveillé et la bouche pleine, mais j’ai le plus grand mal à m’en souvenir. Alors je souhaiterais pouvoir disposer d’une espèce de décodeur qui traduirait sur papier les pensées et toutes les associations d’idée qui bouillonnent dans ma tête. Et dans la tête des autres aussi. En plus, il y a souvent des dialogues, des questions-réponses qui me sidèrent par leur drôlerie, voire leur pertinence.
Mais, à la fin du repas, je n’ai rien dans les mains et tout ce torrent de subtiles pensées est parti se jeter dans la mer. Elle doit en savoir des choses la mer depuis que toute la terre se jette dedans. Bien sûr je pourrais avoir un cahier ou un dictaphone pour noter tout cela, mais je ne peux pas le faire parce qu’il s’agit réellement d’un moment pendant lequel je m’échappe à moi-même. C’est mon esprit qui prend la main et je ne suis qu’un auditeur du film. En fait je vois mes paroles, c’est pour cela que je cherche ce décodeur de pensée qui me rendrait tant service.
Heureusement, à la fin du repas le moment café journal apaise ma frustration et me détend largement. Ca ne dure pas très longtemps, mais cette sensation de se mettre dans un fauteuil en posant sa tasse brulante sur la table basse, défaire l’enveloppe plastique qui enrobe le journal, la rouler en boule et la jeter par terre, puis regarder la première page avec ses titres tous plus nuls les uns que les autres, et alors d’ouvrir grand le quotidien pour être dans ce panneau d’affichage des manipulations journalistiques illustrant le faux semblant des affaires politiques, puis enfin boire la tasse encore chaude de ce breuvage parfumé, a quelque chose de reposant, comme un rituel jouissif.
Après une courte sieste, je regarde par la porte si taxi est arrivé. Formidable il est là, je prends ma valise et en route pour l’aéroport. Peu causant le chauffeur sauf pour se plaindre un peu de tout. En fait je comprends qu’il gagne de l’argent mais avec pas mal de remboursements, il trouve qu’il ne lui en reste pas assez. Classique.
Je mets mon foulard pour entrer dans l’aérogare qui a repris, me semble-t-il, une activité presque normale, bien qu’il y ait beaucoup moins la queue aux divers points de passage. Je m’installe sur mon siège spartiate sans rien à lire puisqu’ils ont supprimé les journaux, en tous cas en éco. Je suis assis côté couloir pour pouvoir étendre au moins une jambe. Je ne sais pas qui a parlé de jauges mais l’avion est complètement plein.
Ils m’ont donné avec des pincettes un masque que je mets par dessus mon foulard. Chaque fois qu’il passe, le personnel me dit de le mettre sur le nez, ce que je fais pendant trente secondes. D’ailleurs eux aussi ont une propension à le descendre dès que c’est possible. Il faut dire qu’il n’est ni hygiénique ni agréable de respirer son propre gaz carbonique. C’est peut être même dangereux.
La poussée des réacteurs est toujours un moment décoiffant, même si la moitié du fuel s’en va sur la ville à ce moment là. Le décollage est le seul moment techniquement dangereux dans le transport aérien. Les incidents dans les autres phases de vol sont dus à la météo, aux erreurs humaines et aux probabilités. Une fois que l’avion a réduit les gaz une détente se produit toujours dans la cabine. Il nous faut encore monter, mais les conversations reprennent. Et mon voisin remarque lui aussi qu’aucune distance soi-disant recommandée n’est établie entre les voyageurs qui se touchent tous. J’en profite pour lui dire tout le mal que je pense des élus dans la gestion de cet épisode et déplorer qu’aucun de nos représentants n’ait dénoncé les choix gouvernementaux de ne jamais chercher à circonscrire le virus mais de faire seulement de la répression.
Mon voisin semble assez d’accord et me confie que, pour lui, le nombre de victimes est un révélateur du mauvais état de santé de la population d’un pays. Le virus est présent à peu près partout, c’est-à-dire que quasiment tout le monde a été et est exposé. Tout le monde ne l’a pas attrapé mais beaucoup l’ont eu ou l’auront. Cependant les personnes en bonne santé ont beaucoup mieux résisté que les autres et la plus part ne se sont même pas rendu compte qu’elles l’avaient.
Ça fait des années que l’on parle de vie sédentaire, d’obésité, de pollution respiratoire, d’excès de médicaments et aussi de tendance à la morosité. Ça fait des années que notre système de santé n’a plus aucune vue globale des individus et de leur état général mais développe uniquement des spécialités qui sont peut être performantes mais rendent les gens dépendants de la chimie. Et voilà que le verdict vient de tomber. Notre hôpital est malade. Oh pas que le nôtre, mais d’abord tout le monde occidental, gavé de capitalisme et de perte du sens de la vie. Le verdict c’est que l’augmentation de l’espérance de vie, refrain triomphant de la société de consommation, se fait au détriment de la santé. Je pourrais presque dire que les personnes âgées ont été créées pour être le réservoir de la consommation pharmaceutique. Il reprend son souffle.
J’en profite pour lui dire que je suis assez d’accord avec son analyse. J’ajoute que si, à la dernière élection, moins d’un tiers des électeurs ont voté c’est bien pour sanctionner la gestion du virus : zéro pointé. Normalement c’est une note éliminatoire mais il faut s’attendre à tout avec ces gens-là. Mon voisin acquiesce doucement. Il me semble qu’il fait partie, comme moi, de ceux qui ont laissé les urnes aux groupies. Nous atterrissons sans secousses et l’équipage, après un petit cafouillage entre la porte arrière et la porte avant nous prévient qu’à cause du virus il faut débarquer rang par rang. Je fais remarquer à mon voisin que ça a toujours été le cas et que ça fait donc partie du discours que l’on fait peser sur nous pour justifier toutes ces mesures liberticides et inutiles.
Le taxi me mène gentiment à l’hôtel où effectivement il y a une piscine intérieure dont je profite immédiatement. Pour dîner je me cherche un resto en centre ville et je trouve une auberge genre savoyarde avec un repas au fromage : soufflé au fromage en entrée, fondue au pain à l’ail, tomme, le tout avec un blanc sec genre vin de paille. Le service est assuré par un homme extrêmement corpulent dont l’agilité me sidère. Il semble marcher sur la pointe des pieds qui paraissent d’ailleurs minuscules sous ce grand corps. J’avais déjà remarqué cela plusieurs fois. Il y a de la danse chez les hommes très gros. Je finis par un café. Je ne sais pas si ce repas se digère bien en tous cas je n’ai plus faim et je m’endors assez facilement.
***
Ce matin livraison. Je prends un taxi jusqu’à l’adresse indiquée. C’est un petit pavillon dans une rue tranquille pas loin de la tumultueuse rivière. Un coup de sonnette et une dame vient m’ouvrir.
-Bonjour madame, je souhaite parler à monsieur Paronet,
-Ah je vous l’appelle, Didier c’est pour toi,
-Bonjour monsieur Paronet, j’ai une livraison pour vous,
-Ah bon donnez la moi,
-Oui j’ai trois questions à vous poser pour cela,
-Ah bon,
-Voila : vous êtes né un 29 février mais vos parents n’ont pas accepté ce jour-là comme date de naissance, pourquoi ?
-Ah oui je vois, je suis né à 2h du matin. En accord avec la maternité mes parents ont préféré le 28. Mon père a donc déclaré le 28 février comme date de naissance,
-Très bien, il y a aussi une particularité dans votre prénom,
-C’est vrai je m’appelle Didier Antoine Didier sans que l’on sache très bien pourquoi,
-D’accord, vous avez il y a quelques années exercé un métier assez original lequel ?
-Oh, vous voulez dire quand je faisais de la lecture labiale, c’est ça ?
-Ok c’est bon, je vous donne votre livraison.
Je récupère le colis pour lui que j’avais caché dans la haie et le lui donne en disant au revoir bonne journée. Comme ça mon boulot parait assez simple. Il faut dire que dans le cas précis c’était un déroulement lisse d’un bout à l’autre, mais bien sûr il arrive que je ne trouve pas la bonne personne et là il faut faire sérieusement gaffe à ses miches parce que ça peut partir en pluie fine. En fait je dois absolument m’assurer que je remets le paquet à la bonne personne, c’est ça la clé de ma mission. Les questions aident à cela, mais je dois quand même me forger une intime conviction avant de livrer.
-Oui bien entendu, je ne vous ai d’ailleurs demandé aucune réponse pour le moment. Je dois vous préciser que, quel que soit le cas, il n’y aura aucun document papier, électronique, sonore ou holographique entre nous, tout est verbal,
-Bon je vous donne ma réponse demain matin et, au fait, comment puis-je vous joindre ?
-Vous ne pouvez pas, c’est trop compliqué, je vous appelle demain matin vers 9 h. Est-ce que ça vous va ?
-Ben, comme vous le présentez, j’ai pas trop le choix, ok on fait comme ça.
Maintenant il faut que je réfléchisse un peu pour prendre ma décision. Je sors pour passer chez Bulan et faire quelques courses.
C’est lui qui m’ouvre et je vois qu’il est en train de composer avec un piano, une guitare et un cahier. Je lui dis que je ne veux pas le déranger et je lui demande des nouvelles de sa mère. Elle va bien me dit-il, va lui dire bonjour. Je la trouve en train de lire dans son fauteuil. Elle pose son livre et me demande comment je vais, avec un grand sourire.
-Bien, très bien, je me suis juste un peu inquiété de ne trouver personne hier lorsque je suis passé, peut-être tout le monde était-il sorti,
-Oui nous avons été faire une promenade dans le parc car il faut que je marche et d’ailleurs ça ne va pas plus mal,
-La prochaine fois demandez-moi, je me ferai un plaisir de vous accompagner et nous pourrons discuter,
-C’est une bonne idée et je crois que vous aimez bien parler, moi aussi d’ailleurs,
-Il est vrai que je n’ai pas dit grand-chose parce que vous m’impressionnez un peu alors il me faut du temps pour mettre quelques idées en place,
-Oui je vois que vous avez des idées, me semble-t-il, mais méfiez-vous des idées ; je veux dire gardez-les pour vous le plus longtemps possible pour ne les sortir qu’une fois polies, comme des galets de rivière. Et cela, même si c’est dans une discussion, prenez votre temps, faites repréciser la question s’il y en a une. Souvent les discussions partent dans tous les sens car les répliques vont trop vite, rebondissent sur les derniers mots et perdent le fil d’origine. Or ces échanges sont un des moyens le plus sûr de progresser dans son jugement ou dans sa connaissance, mais souvent ça virevolte et ne fait qu’effleurer les choses, de la parlote quoi,
-Ah, vous avez raison, c’est un piège dans lequel je tombe régulièrement et dans certaines soirées, la boisson aidant, j’ai effectivement du mal à garder le cap. Cependant, j’essaie dans ces cas-là de m’en tenir à une seule notion et d’y revenir tout le temps. Ça fait un peu répétitif mais ça permet de progresser dans le débat s’il a lieu, car du coup mon attention et mes arguments restent ciblés,
-Oui je vous l’ai dit et maintenant je confirme que ce ne sont pas les idées qui vous manquent, mais, peut-être, la manière de les faire fructifier. Car le but n’est pas de convaincre qui que ce soit de ses croyances, il faut laisser ça aux propagandistes, aux religieux et autres missionnaires. L’objectif est d’enrichir son propre jugement, c’est le but de la discussion,
-Vous voulez dire qu’il ne faut pas chercher à avoir raison. Pourtant c’est bien dans ce but que je cherche à développer des arguments. Défendre mes convictions est le moteur même de mes échanges. Si tout le monde est d’accord il n’y a plus d’enjeu, et je ne vois pas comment il peut y avoir enrichissement d’idées si tous disent la même chose,
-Vous devez comprendre que l’on peut être asez d’accord, mais avec des arguments différents. En fait une de vos forces repose dans la faiblesse des arguments qui vous sont proposés ou opposés. C’est là où il faut puiser pour solidifier vos propres connaissances,
-Vous voulez dire qu’une discussion ne sert qu’à renforcer ses idées, mais ça on peut le faire en lisant, mais dites-moi avez-vous des nouvelles de Sazak ?
-Oui justement j’allais vous en parler, mais nous devons aussi reparler de la lecture,
-Ah je vous écoute,
-Elle doit bientôt revenir avec sa sœur passer quelques jours ici ; elle ne vous a pas prévenu ?
-Ah non pas du tout, mais moi c’est normal, je ne les connais pas,
-C’est vrai mais il faut que je vous dise que sa sœur est très différente de Sazak,
-Ah bon, qu’entendez vous par là, en quoi est-elle différente ?
-Eh bien, elle est entièrement dans la plainte, c’est une disposition relativement fréquente mais en plus elle n’a pas toujours bon esprit et il est parfois difficile de s’y retrouver dans ce qu’elle dit. Elle vit comme s’il n’y avait qu’elle qui avait des problèmes, et il se trouve, vrai ou faux, qu’elle en a beaucoup et que là-dessus elle est intarissable,
-Ouh là, vous me faites peur là, c’est un cas grave ou bien c’est assez bénin,
-C’est pire que ce que vous pouvez imaginer, sinon je ne vous en aurais pas parlé,
-Mais comment fait-elle pour s’entendre avec Sazak alors,
-Oui c’est une petite surprise pour moi, elles ont une bonne relation, un peu comme, si chacune mettait de côté son tempérament. Il me semble quand même que la solidité minérale de Sazak a amené Taqui à faire profil bas,
– Taqui c’est la sœur de Sazak ?
-Oui c’est ma deuxième fille, c’est d’elle dont nous parlons,
-Bon, ça va être sportif. Quand elles arrivent prévenez-moi. En tous cas merci beaucoup pour ces informations que je déguste avec plaisir, mais là il faut que j’aille faire quelques courses. Si ça ne vous dérange pas je repasserai dans l’après-midi,
-D’accord, bonne ballade.
Le circuit courses est bien balisé avec des séquences foulard à l’intérieur et air libre à l’extérieur. Comme d’habitude, j’ai du mal à trouver de la saucisse sèche un peu sèche, sous prétexte qu’ils sont dévalisés, alors que la raison est purement économique puisque qu’il faut immobiliser du stock si on veut qu’elle sèche. Evidemment, les grandes surface ont une réponse à cela qui est d’avoir des monceaux de saucisse dites sèches qui sont franchement molles et peuvent le rester pendant des mois.
Pendant le repas, je téléphone à Timor pour lui demander s’il est au courant de la venue des soeurs de Bulan. Pas de réponse ; je laisse un bref message en lui demandant de me rappeler. J’allais commencer une petite sieste quand Timor me rappelle en me demandant ce que je veux. Je lui donne mes infos et il me dit ne pas être du tout au courant, en me précisant qu’il doit remonter un de ces jours. Ok, ok lui dis je, préviens moi quand tu arrives.
Comme prévu, je me repose mais sans arriver à dormir, me semble-t-il, car quand même il s’est passé une heure sans que je m’en rende compte. Souvent quand je ne sais pas si je me suis endormi, c’est que j’ai dormi par bribes d’une à deux minutes, c’est le sommeil animal. Ca ne me répare pas autant que le sommeil profond, c’est-à-dire la première tranche du sommeil nocturne, mais ça me fait du bien quand même. Si par contre je trouve un vrai sommeil de 2 heures pendant la sieste, alors il me faut toute la soirée pour me réveiller, et le soir, quand je me couche vraiment, ben je n’ai plus sommeil.
Une fois réveillé je repasse chez Bulan pour proposer à sa mère de sortir en promenade. C’est elle qui m’ouvre, car son fils est sorti et elle est d’accord pour aller au parc avec moi. Elle marche lentement en se tenant à mon bras, ce qui nous permet de continuer la discussion sans s’essouffler.
Je me décide à lui parler de mon rendez-vous de demain matin sur l’image, mon image en fait. Elle me dit qu’elle connaît cette notion mais que l’aide extérieure est assez peu efficace.
C’est sans surprise, bien que je me rende compte ne pas y avoir pensé avant, qu’elle me dit que pour les femmes gérer son image fait partie du quotidien et qu’il a même été inventé la mode. D’ailleurs pour elle la mode n’est pas vraiment une contrainte auquel il faut se conformer mais une petite aide à choisir son look ou surtout à l’éviter.
Elle veut bien penser que c’est un peu pareil pour les hommes mais elle ne comprend pas comment peut marcher la mode homme puisque bien peu la regarde. Je lui confirme qu’en ce qui me concerne, non seulement je ne m’en occupe pas mais je ne saisis même pas très bien de quoi il s’agit. Je ne vois jamais d’homme, même jeune, portant les tenues que l’on voit dans les défilés ni même dans les publicités. Par contre il peut arriver de voir des photos d’actrices, par exemple, ressemblant un peu aux modèles présentés par les couturiers, dits grands couturiers je ne sais pas par quel abus de langage.
Nous nous asseyons sur un banc et profitons du calme du parc pendant un moment sans parler. Je me demande pourquoi je trouve la mère de Bulan si surprenante. Bon elle a plus d’expérience de la vie que moi c’est sûr, mais c’est surtout la simplicité de ses propos qui me fascine un peu. J’ai l’impression qu’elle a comme un réservoir intérieur de richesse qu’elle fait descendre petit à petit dans chacun de ses propos. Elle semble ne faire que répondre à des questions sans y ajouter ses croyances ou ses convictions et pourtant elle donne des avis qui passent très bien sans heurts. Je me demande comment elle fait pour rester dans le factuel tout en distillant ses idées.
Nous rentrons lentement chez elle où je la dépose avant de passer chez moi.
Il me reste deux heures pour faire deux de mes livraisons dans Paris. La première se passe bien mais pour la seconde il doit y avoir une erreur d’adresse car je ne trouve personne portant le nom que je cherche. C’est quand même un cas assez favorable puisque visiblement personne n’attendait, à cette adresse là, la moindre livraison. Néanmoins j’ai un petit souci car d’une part quelqu’un n’a pas reçu ce qu’il attendait et d’autre part j’ai un colis qu’il va falloir rendre ce qui est toujours assez paperassier avec mes commanditaires.
Je ne pose pas plus de questions qu’il ne faut, car quand je n’ai aucun pouvoir sur un problème je m’en dégage complètement, sans chercher le moins du monde à le résoudre. C’est particulièrement vrai pour certains aspects environnementaux. Je ne peux strictement rien sur la qualité des carburants que j’achète, je ne me fais donc aucun nœuds au cerveau sur la pollution qui peut résulter de mes déplacements. Dans mon cas présent il serait vain par exemple de retourner à l’adresse indiquée ou de voir des adresses proches. Le problème m’est complètement étranger donc pas d’énergie à perdre.
Je dine paisiblement en ma demandant si je vais accueillir mon type de demain matin en lui parlant de la mode femme ou autrement. A vrai dire c’est plutôt lui qui a des choses à me dire que moi, donc zen pas de vague, consacre tes neurones à autre chose.
Après diner, j’arrive à trouver facilement un sommeil paisible.
***
Je me réveille spontanément un peu plus tôt pour avoir le temps de faire tranquillement mes activités matinales avant d’accueillir mon visiteur. D’abord une tasse chaude de café soluble en lisant un journal parfois ancien, suivi d’un passage aux toilettes, mise en charge du mobile, puis petit tour de champs jusqu’au hangar, retour par le jardin pour voir ce qu’il y a lieu de faire. Ensuite séquence ordinateur pour les messages et leurs réponses, visite des sites que je vois régulièrement, en fait seulement 2 ou 3, y compris en ce moment les statistiques du virus. A nouveau un petit café en poudre et enfin ablutions réglementaires : les dents, les mains, un peu d’eau sur le visage et le cou et assez régulièrement la mousse et le rasoir mécanique.
A 9h10 quelqu’un frappe à la porte.
Je vais ouvrir et c’est bien mon interlocuteur d’hier. Je lui propose un café, qu’il accepte et commence à dire comment il va procéder. Je me lance et lui dis que si c’est une histoire de mode je ne suis pas intéressé. Il prend du temps pour répondre qu’il ne comprend pas la question mais qu’il va me montrer quelque chose. Il prend un appareil photo, me demande de me lever, de marcher rapidement autour de la table. Au bruit, il doit prendre quatre ou cinq clichés. Il me dit de m’asseoir et me montre une des photos sur l’écran. Je suis assez surpris parce que l’on dirait que j’ai un peu de ventre alors qu’il me semble que je n’en ai pas.
-Vous avez mis un objectif déformant pour me donner du ventre,
-Non pas du tout, c’est simplement que dans votre mouvement vous avez tendance à mettre le ventre en avant et je l’ai capturé,
-Vous allez donc me révéler des attitudes que j’ignore, c’est ça votre plan,
-Partiellement oui, mais le plus important c’est que vous les trouviez tout seul comme vous venez de le faire avec votre démarche cambrée du dos mais les épaules en avant. C’est assez classique,
-Et c’est quoi le programme maintenant ?
-Bien, je vais installer quelques caméras dans la maison et autour pendant une semaine. Ce sont des appareils à déclencheur de mouvement même très lent et vous pouvez en déconnecter si à un moment vous ne voulez pas être filmé. Je vous signale que certaines n’ont pour but que de filmer le même endroit sous plusieurs angles, ce qui peut expliquer leur nombre.
-Bon, je vous laisse tranquille, allez-y,
Pendant ce temps je retourne à l’ordinateur pour traiter certains mails auxquels je n’ai pas encore répondu et lancer quelques vidéos.
Quand il a fini, mon visiteur revient vers moi pour me dire qu’il s’en va mais qu’il reviendra demain matin même heure pour peaufiner les réglages et voir les premiers résultats.
C’est l’heure de déjeuner et je me prépare le menu standard salade, tripes avec coudes, fromage. Bien que je n’aie pas fait grand-chose ce matin, je sens une douce torpeur m’envahir, à laquelle ne peut répondre qu’une petite sieste.
Laquelle se transforme en un joli dodo car je me rends compte qu’il est 16 h passé quand je me relève. Du coup je suis vaseux et la seule chose que je peux faire c’est de mettre un dvd pas trop compliqué du genre Panda ou Age de glace. Surtout pas de café, parce qu’à cette heure là je suis encore plus sûr de ne pas m’endormir. En fait 15 h est l’extrême limite à laquelle je peux prendre mon café de midi. Par contre, le soir après dîner pas de souci ça ne me gêne pas de prendre un expresso, par exemple au restaurant, du temps où l’on allait au resto sans montrer patte blanche. Ce temps reviendra bien sûr, mais en attendant ça fait partie des choses que je n’accepte pas.
***
Je me lève en assez bonne forme et je me mets à l’ordinateur en attendant mon imageur. En fait je ne vois pas bien où sont les caméras, peut-être sont elles cachées ou alors il n’a rien mis ce qui ne m’étonnerait qu’à moitié car il est vraiment spécial ce type-là. A 9h 05 on frappe et c’est bien lui. Il ne veut pas de café maintenant mais tout à l’heure et sort une tablette qu’il consulte pendant 10 mn.
-Est ce que vous avez un chat me demande-t-il ?
-Euh non, je n’ai pas de chat,
-Peut-être une mésange ou une perruche en liberté ?
-Non je n’ai rien de tout ça, mais pourquoi me posez-vous ces questions, il y a un problème ?
-Oui il y a des traces fugitives sur les enregistrements que je ne comprends pas encore,
-Euh et alors tous vos enregistrements sont ratés,
-Non pas du tout ils sont excellents mais ma curiosité a été éveillée. C’est peut être lié à la maison, elles très originale votre maison, vous le savez,
-Ben non, c’est ma maison, je l’ai achetée comme ça, elle n’a pas beaucoup changé à part quelques rénovations intérieures et la mini-palissade du jardin,
-Ne vous inquiétez pas, tout est ok. Je vais laisser l’installation en place quelques jours et je reviens début semaine prochaine même heure, si ça vous convient,
-Alors plutôt lundi, mardi je ne suis pas là,
-Ça marche, au revoir.
J’atterris et remet mes idées en place, car il est secouant ce type. Il m’a parlé d’oiseaux, puis de ma drôle de maison et après tout va bien. Je suis assez intéressé par son histoire d’image, mais j’espère quand même que ce n’est pas un charlatan.
Il faut que j’en reparle avec la mère de Bulan. J’ai l’impression que tout ce qu’elle dit me fait du bien. Je ne sais pas d’où elle tire son expérience, ça n’a peut-être pas été toujours drôle, mais elle donne une réelle confiance en soi.
Me voilà donc parti chez le musicien, où je trouve un de ses copains qui n’est pas musicien mais restaurateur dans une petite gargote à cinq tables très agréables et spécialisée en cuisine périgourdine assez fine. Par contre la maman est bien là et je lui demande si elle veut sortir ou que j’aille faire des courses. Elle me dit de m’asseoir, qu’elle n’a besoin de rien et qu’elle a envie de parler. Je me prête volontiers à cette situation et je lui demande quel pourrait être notre sujet de discussion. Sans hésiter elle me dit : mais les hommes et les femmes bien sûr.
Mère de Bulan : il y a au moins deux approches basiques de la relation entre les hommes et les femmes, la classique et la moderne.
En grand majorité, les hommes pensent que les femmes sont « moins », moins forte physiquement, moins violentes, plus petites, sans défense par rapport aux demandes des mâles, moins éduquées et encombrées de plein de contraintes physiologiques. Dans ces conditions, il convient de tenir compte de cette faiblesse et de les défendre de tous les dangers qui les entourent. L’homme se donne alors un rôle de protecteur, qui se réduit souvent à sa seule présence. Et en général les hommes pensent que les femmes sont contentes de cette simple présence et que du coup elles leurs doivent quelque chose. C’est un peu la posture du parrain. Cependant, pour se faire payer cette protection, les hommes font tous de la même manière ce qui est quand même le but.
Cette approche est évidemment maladroite car elle infériorise les femmes, mais elle a le mérite ne pas être dans une démarche égalitariste qui ne correspond à aucune réalité. Bien sûr ça ne marche pas à tous les coups et beaucoup d’hommes n’ont pas une âme de parrain, ce qui donne une panoplie de situations allant jusqu’au contre-pied de la relation, donnant aux femmes un réel pouvoir sur l’homme et les hommes en général. En plus, beaucoup d’hommes loin d’assumer un rôle de chef de famille, recherchent dans leur femme une seconde mère. C’est le choix de l’infantilisation qui consiste à fuir ses responsabilités pour se réfugier dans une attitude d’obéissance castratrice. Cette attitude est d’autant plus dommageable qu’elle conduit les hommes à rechercher en toute situation un dominant à qui obéir. Et, traduit en politique, ça fait les ravages du vote partisan.
Il faut, aussi, noter qu’il y a une contradiction dans cette attitude, parce que le supposé « moins » des femmes vient presque exclusivement du « plus », c’est-à-dire de la supériorité qu’imposent les hommes. Certains ne se posent d’ailleurs pas la moindre question et considèrent qu’ils ont toujours raison par une loi universelle jamais votée. De plus, la protection ne marche pas, puisque les femmes sont autant victimes des guerres, des maladies ou des cataclysmes que les hommes, sans parler des règlements de compte à domicile.
Alors est-ce que les femmes sont contentes de cette attitude ?
La réponse est plutôt non, mais sans unanimité. Les sentiments allant de la résignation jusqu’à celui de liberté en passant par une acceptation avec des compromis, ce qui a ses avantages. Le problème vient des débordements. Il est incompréhensible que les hommes battent ou violent les femmes, rien ne les y oblige à part l’exécution d’ordres donnés par des manipulateurs religieux, militaires ou par leurs voisins.
Finalement cette approche a moins la cote officiellement mais se maintient très bien par inertie et absence d’éducation, en particulier dans les pays développés où la femme n’est ni plus ni moins qu’un objet publicitaire.
Mais d’un autre côté et d’une manière moins archaïque, une partie des hommes pense que les femmes ne sont pas du tout moins fortes mais qu’elles sont malheureuses dans un monde dont le fonctionnement est essentiellement masculin : propriété, violence, guerres, jeu, compétition, jouissance, alcool. Dans ces conditions, il faut s’efforcer de donner du bonheur aux femmes chaque fois qu’on le peut : par des paroles, des attentions, des compliments, des distractions, des cadeaux et tout ce qui leur fait plaisir. C’est un peu la posture du don juan. Cette approche est assez finaude car elle permet aux hommes de profiter assez facilement des bonnes dispositions des femmes, ce qui est le but en fait. Mais incontestablement elles aiment assez les bonnes paroles et les attentions. Cependant beaucoup d’entre elles savent faire la différence entre un homme vraiment attentionné et l’hypocrite en belles manières. Cette façon de faire est quand même assez exigeante pour les hommes car elle demande une certaine aptitude à l’échange et au partage, alors que le fonctionnement masculin est plutôt dans la prédation.
Car fondamentalement les hommes fonctionnent avec cette séquence : je vois, je veux, je prends. Cette trilogie a quelque chose de fascinant parce qu’elle exprime le mécanisme basique du cerveau des hommes. Et on en trouve la marque dans tous les comportements sociaux.
Par exemple le « je vois » contient en filigrane qu’il faut cacher ce qui peut attirer, par exemple les femmes ou l’argent. Là est l’origine des lois religieuses dont les plus récentes sont encore pratiquées dans l’islam ou dans les sectes, mais ont été précédées par des siècles de doctrine chrétienne du même acabit. En gros, ce qui se voit peut susciter un désir de possession et donc mécaniquement il faut le cacher pour extirper le sentiment à sa base. D’où les fonctionnements d’isolement monastiques, le voile des femmes ou les hauts murs pour échapper aux regards. Et ça marche, l’absence de sollicitation laisse l’esprit dans un certain apaisement propice à la réflexion et évite pas mal de violence. Par contre, dans ces conditions, la vue d’une simple cheville peut provoquer des dégâts considérables et pour longtemps.
Quand, pour diverses raisons, la chose a été dévoilée au regard, alors le mécanisme du « je veux » prend le relais. C’est l’irruption du plaisir à venir qui monte à la tête et donne des idées. L’enclenchement est rapide mais la stratégie adoptée peut s’étaler dans le temps voire sur plusieurs années. Cependant la plupart du temps la réaction est immédiate et provoque une parole, un geste ou une initiative. Evidement cela peut prendre des proportions hallucinantes avec complet obscurcissement de l’esprit et irruption d’une idée fixe accompagnée du stress de vouloir sans avoir, du manque.
Et donc à force de vouloir, l’homme passe à l’attaque, au sens propre parce que le « je prends » est associé à la plus grande violence, à la guerre. Le cas de la séduction de la femme du voisin est dans un sens assez anecdotique par rapport aux guerres de conquêtes, de dépossessions, d’éliminations. Oui il y a toujours eu la guerre. De nos jours, la guerre économique a remplacé une grand partie des guerres militaires avec d’ailleurs des dégâts considérables dont on commence seulement à mesurer l’ampleur. Néanmoins le fait de prendre permet d’assouvir sa faim mais très vite se pose le problème de la possession. Vouloir et être sur le point de l’obtenir est certainement le stade le plus jouissif de la démarche, mais avoir ne donne en général qu’une flambée de plaisir vite dissipée. A celui qui vient de capturer de l’argent il en manque encore. Celui qui vient de remporter une bataille pense déjà à la suivante. Bien évidemment il n’y a aucune nouvelle étape après la possession.
En fait la possession ne fait pas partie des gènes du vivant à cause de son aspect éphémère. La mort interdit toute forme de possession, même si certains ont essayé de contourner cette loi avec les notions dynastiques. Cette manière d’essayer de conserver les possessions d’un individu à l’intérieur d’un groupe fermé est encore très pratiquée.
Cependant pour affronter ce mur, plusieurs comportements sont alors utilisés. Le premier est de se contenter de ce que l’on a. C’est cette attitude qui a créé l’esprit bourgeois cher à Molière et encore bien présent de nos jours. Evidemment avoir plus est aussi une démarche très pratiquée mais se concentre, aujourd’hui, sur l’argent. Il fut un temps où beaucoup avait un sens. Beaucoup de femmes, beaucoup d’esclaves, de soldats, de maisons, de terres, de pièces d’or. De tout cela il ne subsiste que l’argent. Ce qui était mesure de la valeur et moyen d’échange est devenu le seul bien faisant la différence et donnant du pouvoir réel et sans limites. Certains cependant refusent cette fatalité de la possession et se tournent vers des formes communautaires ou au moins partageuses. La forme monastique est de la même veine mais, en plus, avec isolement et solitude. C’est assez difficile à supporter sauf que ça se place en amont du « je vois » ce qui facilite la tâche. Cependant la possession de masse de produits de consommation est quand même un phénomène récent et les comportements face à cette situation ne sont pas très encourageants.
Mais nous ne devons pas parler que des hommes, parce que la vision des femmes est un peu différente et très intéressante.
Certes la séquence « je vois, je veux » est tout aussi présente chez elles, mais l’étape suivante n’est pas « je prends » mais plutôt « je donne ». C’est-à-dire le contraire. Bien sûr il y a le poids de la violence masculine dans ce choix, qui n’est peut être pas aussi libre que ça, mais quand même il semble bien que leur disposition naturelle ne soit pas à l’affrontement mais à l’échange. Car prendre c’est bien mais après ? Les hommes ont une gestion de la durée plutôt négative, avec un sentiment d’ennui si rien ne se passe. Les femmes oui, elles aiment les choses qui durent.
Et dans l’échange il faut que chacun donne. Les femmes ont tendance à commencer par cela, pas les hommes.
Je l’interromps pour lui dire que je dois rentrer chez moi, mais que je repasserai. Je cherche le copain de Bulan mais il est déjà reparti. Retour à la maison. J’ai juste le temps de me préparer un repas simple : dos de cabillaud, riz long, précédés de la salade et suivis du fromage. Et d’une petite sieste.
Je consacre l’après-midi à faire deux livraisons en banlieue. En rentrant, je me mets à la recherche des caméras et je n’en trouve aucune. Il faut dire que je ne sais pas trop quelle forme a ce que je recherche et mon œil n’a donc aucun élément pour l’aider. D’habitude dans le jardin quand je cherche quelque chose que j’ai perdu, je jette un objet identique dans l’herbe et je le fixe pour donner à mon regard des indications. Ensuite je sais ce que je dois trouver et souvent ça marche. L’œil est, de loin, l’instrument le plus précis dont nous sommes dotés. A vrai dire, c’est plutôt l’oeil plus le cerveau bien sûr, mais il n’empêche que nous avons là un instrument extraordinaire de précision, aussi bien de près que de loin. Certes la vision nocturne est très limitée mais par exemple la verticalité est aussi bonne que le fil à plomb.
Le soir Bulan me téléphone pour me dire que ses sœurs vont monter à Paris dans deux trois jours pour une semaine. Bonne nouvelle.
***
Dès mon café avalé je téléphone à Timor pour l’informer du voyage à Paris de Sazak et de sa sœur Taqui. Il n’est pas là, je lui laisse un message et cinq minutes après il rappelle. Il me dit qu’il doit justement remonter à Paris dans quelques jours et que ça sera l’occasion de se voir. Il ne me semble pas avoir été au courant avant moi mais je n’en suis pas sûr. Il me demande si, comme d’habitude, il peut loger chez moi et je lui réponds que bien entendu je compte sur lui. Nous parlons cinq minutes de son boulot, qui va moyen, et raccrochons.
Maintenant il me faut préparer une livraison à Bayonne et une à Limoges. Je dois pouvoir faire les deux du même voyage mais il me faut bien coordonner le truc. Surtout je me réjouis à l’avance de revoir Timor et aussi les sœurs de Bulan. Deux jours de travail c’est vite passé. Du coup je prépare ça minutieusement pour éviter toute surprise, autant que possible.
Et effectivement ça se passe bien avec seulement une demi-journée de retard due à une correspondance ratée à Bordeaux, mais j’ai quand même bouclé mon périple dimanche soir.
J’ai eu des nouvelles de Timor que j’attends lundi dans l’après-midi.
Une bonne nuit, bien nécessaire après mes déplacements, me permet de récupérer et j’attaque le lundi matin en super forme. A vrai dire j’avais oublié que mon installateur d’images devait revenir et c’est lui qui frappe à 9h15.
-Bonjour, vous venez faire les relevés ?
-Oui je dois pouvoir commencer à analyser quelques données. Je ne vais donc pas vous déranger bien longtemps, juste le temps de charger mes fichiers.
-Dites-moi, je n’ai pas trouvé de caméras, où les avez-vous cachées ?
-Oh je ne les ai pas cachées, elles sont dans des éléments de décoration quels qu’ils soient car elles sont comme des caméléons, fondues sur le fond. Tiens je vous en montre une ou deux.
-Ah mince, moi je cherchais au contraire un objet qui se détachait sur le fond, c’est astucieux, je vous laisse travailler, prévenez-moi quand vous partez.
-Disons que j’en ai pour une petite heure.
-Ok j’irai faire mes courses après, pour le moment je vais utiliser l’ordinateur.
Trois quarts d’heure plus tard il m’appelle en me disant que c’est bon pour aujourd’hui et qu’il appellera pour le prochain rendez-vous.
Je pars donc faire mes courses en n’oubliant pas que j’aurai un invité pendant quelques jours. Qui plus est, un invité qui aime bien la table, ce qui est toujours agréable.
En fin d’après-midi, Timor se pointe avec son bagage et après les embrassades et l’installation dans sa chambre, nous démarrons gentiment l’apéritif. Nous parlons de son boulot, enfin j’essaie parce que cette tête de mule se défile en me faisant croire que ça marche plutôt pas mal. D’après ce que je comprends, il vend sur les marchés. Non pas ses produits mais pour le compte de clients allant des huîtres l’hiver, à des matelas l’été, en passant par de la charcuterie à l’occasion.
C’est pour ça que je lui dis que ça pourrait marcher ici car, à part le temps moins chaud, il y a autant de marchés qu’en Roussillon. En plus là-bas, il y a presque toujours du vent, ce qui est loin d’être agréable. Par contre je subodore qu’il ne répond pas toujours aux demandes qui lui sont faites et qu’il travaille un peu en pointillé, ce qui ne lui donne pas beaucoup de moyens. La raison m’échappe parce que à part de la musique je ne vois pas ce qu’il fait à côté. Je lui pose un peu toutes ces questions et ça avance légèrement.
Je comprends surtout qu’il n’est pas à l’aise avec ma légère curiosité. Et je découvre soudain qu’il semble miné par une énorme frustration car son rêve serait d’être berger.
Il se voit bien dans la garrigue emmenant ses brebis dans des endroits qu’il connaît et où l’herbe est abondante. Avec son chien, il s’assied et regarde le troupeau se disperser dans la colline. Un bon berger a le cul qui sent le thym se souvient-il, ce qui veut dire qu’il n’est pas obligé de toujours courir après ses bêtes qui, ne trouvant pas d’herbe tendre, n’arrêtent pas de chercher ailleurs. Cependant berger c’est le dernier des métiers. Ce que supporte plus ou moins facilement le bétail, froid, humidité, soleil, insectes, vent, pluie, le berger doit le subir sans broncher tout en menant les bêtes de brins d’herbe en brins d’herbe pour ne pas mourir et passer la mauvaise saison qui dure plus de la moitié de l’année. Cependant, il y a un problème.
Le problème c’est qu’il n’y a pas de bergers en ville. Moi qui misais sur la possibilité pour Timor de faire les marchés de la région parisienne, je suis un peu dérouté. Je n’ai pas vu le coup venir et pourtant ça se recoupe assez bien avec son goût pour la solitude, la lecture et l’indépendance, que je lui ai toujours connu. Je sens que je vais être obligé de l’aider à réaliser son rêve, car je ne souhaite pas qu’il reste dans cette insatisfaction. Mais comment ? Peut-être a-t-il un plan, un chemin, une piste pour y arriver ?
En reprenant la discussion, il m’avoue qu’il n’a pas encore cherché de moyen d’y arriver, mais qu’il a pas mal de copains dans l’élevage qui lui donnent des idées, mais qui ont déjà des bergers. Il faut donc élargir la recherche, ce qui n’est pas difficile car des Albères au Capcir il y a du monde et de la place. Bien sûr les bergers du coin sont plutôt catalans, mais il doit y avoir de la place parce que le métier est peu attractif.
Nous parlons un bon moment de tout ça en ingurgitant nos apéros. Je l’informe qu’il y a des caméras dans la maison pour quelques jours, à vrai dire je ne sais pas très bien où, pour qu’il essaie de s’en souvenir. S’il faut les débrancher toutes je dois pouvoir le faire. Il est surpris et après réflexion me dit qu’il préfèrerait qu’elles soient débranchées. Je les débranche donc comme me l’a montré l’installateur.
Cette fois j’ai fait de la soupe de petites pâtes, facile et réconfortante. Presque à la fin du repas, je me hasarde à lui demander s’il a des nouvelles de la venue des sœurs de Bulan. Sans hésiter il me dit que Sazak l’a prévenu de son arrivée et qu’ils ont convenus de se voir. Me voila rassuré, cette affaire marche toujours, mais je ne sais pas s’il lui a parlé de ses rêves.
***
Sazak doit arriver en fin de matinée et nous allons déjeuner chez Bulan. Je sors acheter une bouteille de vin et j’opte pour un Rasteau, non pas en vin cuit mais en rouge corsé. Timor est déjà parti, je finis d’entretenir le jardin dont la palissade n’a pas bougé. Mais il y a toujours des fleurs fanées ou des ronces ou des branches à couper, à condition d’avoir un sécateur en main. C’est pour ça que, sur la table de mon appentis, il y a toujours mon sécateur. Je range les outils avant d’aller chez Bulan.
Timor est déjà là, mais pas les soeurs. Par contre sa mère se manifeste et nous acceuille en souriant. Je lui tiens compagnie pendant un quart-d’heure, quand la porte s’ouvre sur les arrivantes attendues.
Sazak je la connais déjà, mais je découvre sa sœur. Le moment de l’arrivée passé nous allons dans la salle à manger, enfin pas tous parce que Timor et Sazak se mettent à l’écart, sans se quitter des yeux. Ils sont à 50 cm l’un de l’autre mais ils bougent ensemble extrêmement lentement et je sens une formidable onde qui les relie, qui les enveloppe et rayonne même jusqu’à nous. Je bade devant ce rare spectacle de la puissance de l’attirance. Il y a une magie dans la lenteur de leurs mouvements qui joue cette lente ballade, comme un ballet suspendu. J’ai le sentiment que si leurs doigts se touchaient où seulement s’effleuraient, il y aurait une étincelle ou un éclair qui jaillirait pour diluer la tension.
Pendant ce temps, sans que je m’en rende compte, Taqui s’était littéralement jetée sur moi. Elle me parle et je n’entends rien. Apparemment il n’est pas dans ses habitudes de parler dans le vide, alors elle hausse le ton et me prend le bras. Du coup, un peu surpris, je me tourne vers elle, bonjour me dit-elle.
-Je suis Taqui la sœur de Bulan, comment allez-vous ?
-Ah oui, excusez moi, j’étais un peu distrait, mais je suis ravi de faire votre connaissance,
-Moi aussi, mais il me semble que vous n’avez d’yeux que pour ma sœur, c’est toujours comme ça ?
-Comme ça quoi ?
-Je passe toujours au second plan et ma sœur ne fait rien pour que ça change,
-Ne me dites pas qu’il y a entre vous de la rivalité ou de la jalousie, je ne serais pas surpris mais un peu déçu,
-Ce n’est peut-être pas ça, mais je ne trouve pas beaucoup de réconfort dans la famille,
-Pour ce qui est de votre mère, c’est elle que vous venez voir quand même,
-Bien sûr nous venons voir maman mais aussi la grande ville,
-Oui, autant que je sache, elle n’est pas là depuis très longtemps,
-Oh non, seulement depuis qu’elle a eu des difficultés à marcher,
-Je suis sorti plusieurs fois avec elle et je trouve que ça s’améliore plutôt. En fait c’est surtout moi qui suis demandeur d’échanges avec elle car, vous le savez sûrement, elle est pertinente sur plein de sujets,
-Je veux bien le croire, mais avec nous c’est devenu presque du bavardage que nous n’écoutons plus,
-Ah mince, c’est peut être dommage, c’est vrai que vous êtes jeunes et avez besoin de penser par vous-mêmes,
-Mais nous pensons très bien par nous-mêmes, qu’est-ce que vous croyez, et ce ne sont pas les sujets de réflexion qui manquent,
-Ça c’est vrai et comme je me pose moi aussi beaucoup de questions, pouvoir confronter mes idées avec d’autres, y compris avec votre mère, me fait progresser. Ah je vois que Sazak nous a rejoints,
-Ma sœur, elle, ne se pose pas trop de questions et ne m’aide pas beaucoup,
-Ah bon pourtant vous ne paraissez pas avoir trop de problèmes,
-Je sais de quoi je parle, elle est un peu disons … insouciante et c’est moi qui dois faire le boulot,
-Je ne saisis pas très bien de quoi vous parlez et je ne veux pas défendre Sazak, mais si vous lui demandez de vous aider je suis sûr qu’elle le fait,
-En fait je n’ai pas besoin d’aide, seulement que mon entourage soit réaliste et quand il y a des soucis que l’on ne fasse pas semblant de les ignorer,
-Oui, ça je le comprends assez bien,
-Par exemple ça fait longtemps que je dis à ma sœur qu’il faut faire voir maman par un spécialiste, mais tout le monde me dit : mais non, tout va bien, c’est l’usure normale de l’âge, jusqu’à ce qu’elle finisse par avoir beaucoup de mal à marcher,
-Ah bon ça se passe comme ça, mais votre mère elle-même qu’est ce qu’elle en dit ?
-Maman ne se plaint jamais évidemment, il n’est pas question pour elle d’avouer de la faiblesse ou de demander quoi que ce soit, ce n’est pas de la fierté, ça c’est plutôt masculin, c’est de l’endurance, de l’habitude d’endurer et c’est vraiment féminin,
-Elle a pu donner quelques indications que peut-être vous n’avez pas captées,
-Autant dire que je suis sourde, ce serait plus franc, non elle n’a pas donné d’indices même légers,
-Mais quand même, à un moment, vous avez bien vu qu’elle avait du mal à marcher,
-Oui c’est exactement ce que je dis, nous l’avons vu mais trop tard, et à ce moment-là elle n’a pas pu rester à la maison, c’est pour ça qu’elle est montée à Paris chez Bulan,
-Mais alors il n’est plus question de spécialiste, j’avoue que je suis un peu perdu,
-Si, elle a vu un spécialiste de la hanche qui a dit qu’il pouvait opérer mais comme c’est quelqu’un qui ne sait faire que ça, nous n’avons pas été convaincus,
-Donc finalement vous n’avez rien fait,
-Non, à part deux séances d’ostéopathie avec une certaine amélioration, comme vous l’avez constaté,
-C’est à l’occasion de ces promenades que j’ai pu discuter avec votre mère et je suis un peu étonné que vous ne cherchiez pas à en profiter,
-Pour être précise, il n’y a que moi qui n’écoute pas les bavardages de maman, parce que ma sœur, bien au contraire, lui est tout acquise,
-Oui je vois que vous n’avez pas choisi le chemin le plus facile, mais c’est votre mérite de faire à votre idée.*
–Je ne connais pas d’autres façons de faire et je ne vois pas quel mérite je pourrais avoir, je suis comme je suis et si, par hasard, je suis la seule à le savoir, tant pis,
-Je vous propose de suspendre notre aimable escarmouche pour rejoindre les autres, qu’en pensez-vous ?
-Ça me va très bien.
Nous nous installons donc à table. C’est Bulan qui fait le service et sa mère qui anime une discussion qui tourne sur l’éducation. Inépuisable sujet dont le contenu est très vaste, allant des Grecs à Internet en passant par la Troisième République mais dont la convergence est inévitablement le massacre actuel consistant à dégoûter les enseignants et les enfants de l’école en laissant ainsi libre cours aux parents pour remplacer l’institution défaillante.
Enfin pour ceux qui le peuvent.
A la fin du repas Bulan nous propose de prendre sa guitare pour accompagner Taqui qui, bien qu’elle se défende d’avoir un don, a envie de chanter. Et ça vaut vraiment le coup. Elle nous régale d’abord avec des chansons assez lentes venues d’Egypte, nous dit-elle, qui résonnent pour moi comme les complaintes des anciens esclaves américains. Des airs de bagne peut-être ? Puis Bulan se met à chanter avec elle. Leurs voix, au décalage mélodique bien ajusté, me font une sourde boule dans le ventre qui remonte rapidement, comme une bouffée d’émotion, aux yeux. Ca ne déborde pas mais c’est tout juste. Oui certaines ambiances musicales ou visuelles me touchent énormément.
Comme ces chants de grandes foules que l’on n’entend plus guère que dans des stades ou quelques manifs. Ces chœurs humains gigantesques ont une puissance qui me laisse tremblant. Ils doivent atteindre quelque choses de profondément enraciné en nous pour avoir ce pouvoir. Il n’y a pas que la vibration qui nous pénètre, mais aussi un sentiment d’appartenance, de partage, comme une naissance renouvelée. Je suis certain que cela comble une profonde blessure humaine, celle d’être trop souvent coupé des autres. La nature a vraiment bon dos, mais là elle s’impose pour rappeler que l’homme n’est pas un solitaire mais un vrai grégaire qui ne se conçoit pas seul ou en couple mais appartenant à une tribu, à une masse, l’homme appartient plus aux autres qu’à soi-même.
Néanmoins, pour certains, ce théâtre antique de la fusion humaine a des relents de manipulation, de déviation, de dépossession. C’est vrai que les grands rassemblements ont quelque chose de malsain, parce qu’ils sont organisés, contrôlés, animés par des professionnels du bourrage de crâne.
Je fais une grande différence entre les concerts, les raves, ou il y a participation sans compétition et sans trophée, et les jeux du stade qui sont du ressort de la guerre. C’est vrai que je n’aime pas du tout entendre une foule chanter la Marseillaise probablement à cause de sa connotation morbide, mais, par contre, je vibre en entendant le Vin Grec ou les Corons.
Je ne suis pas sûr, si j’y étais, que je mêlerais ma voix aux autres, parce que j’aurais l’impression de moins entendre, de perdre quelque chose. J’ai besoin de côtoyer, pas de m’immerger. Depuis longtemps je vis sur le côté. Je suis dans la société mais au bord afin qu’elle ne me submerge pas, qu’elle ne m’absorbe pas. C’est pour ça que la période actuelle est pénible.
Paradoxalement, les chants religieux ne me provoquent aucun élan, ni les opéras dont les chorus sont souvent dérisoires et feraient un flop au stade. Cependant, il y a dans quelques mélodies de nos classiques, classique ça veut dire vieux si vieux qu’il n’y avait rien avant, des envolées qui sont assez accrochantes.
Remis de mes émotions je me propose de rentrer chez moi en disant encore grand merci à nos hôtes. Je suis imité par Timor et nous regagnons tranquillement la maison. Avec une petite surprise.
Pour une surprise c’en est une : Sazak et Taqui nous attendent sur le pas de la porte. Passé ma stupeur, je me dis que pour Sazak je peux comprendre qu’elle veuille retrouver Timor, mais Taqui je ne vois pas bien ce qu’elle fait là.
Evidemment elles rigolent tant qu’elles peuvent pour le bon tour qu’elles nous ont joué.
Bien que la porte ne soit pas fermée elles attendent que je l’ouvre et nous rentrons tous. Timor me dit qu’il va dans sa chambre avec Sazak pour discuter. Je propose à Taqui de prendre une boisson. Elle est d’accord pour un café et moi je prends de l’eau gazeuse parce qu’il est presque 16 h et c’est donc trop tard pour un café. Nous nous asseyons autour de la table de la cuisine et elle me demande que je lui reparle de sa mère.
-Vous savez j’écoute quand même ses bavardages mais je voudrais savoir de quoi vous parlez,
-Oh des hommes et des femmes comme elle dit, ce qui englobe à peu près tout ce que l’on veut,
-Moi aussi j’aime bien parler des relations humaines, mais je ne suis pas d’accord avec grand monde. Il me semble que les gens sont devenus peureux, frileux et inconsistants,
-Vous voulez dire que les hommes ont découvert et occupé à peu près tous les endroits de la terre dans une immense et continue migration à haut risque et que maintenant, tout au moins dans notre pays, leur seul horizon c’est leur maison et leur retraite, c’est ça ?
-Ah je n’avais jamais réalisé qu’effectivement, c’est sans la sécurité sociale que l’homme a conquis la terre. Maintenant qu’il a et la terre et la sécu il ne fait plus rien de ses bras et de sa tête,
-Belle formule, mais vous les jeunes vous avez quand même des envies de découverte,
-C’est la découverte de nous-mêmes qui nous occupe le plus, pas celle de territoires ou de planètes. Nous sommes attirés par les autres jeunes mais en même temps nous avons le sentiment de ne pas nous connaître alors que les autres savent exactement tout de nous. C’est une impression évidemment. Il faut dire que nous ne savons pas très bien ce que nous aimons, autant pour les sensations que pour l’alimentation ou les parures. Alors oui nous faisons des essais mais toujours en croyant que c’est la seule solution et non pas un choix parmi d’autres. En d’autres mots, nous n’avons aucune expérience, je le répète parce que je l’ai entendu mais je suis de cet avis. Peut-être avons-nous plus confiance dans l’avenir que les gens plus âgés, c’est sûr, mais nous voyons bien que la majorité des adultes ont peu de moyens au regard de leurs souhaits. Je veux dire que bâtir un monde meilleur se limite, pour beaucoup, à choisir ses produits et son candidat. Certes c’est vrai qu’il y en a parmi nous qui tentent des expériences communautaires ou de partage de travail, mais avec des fonctionnements de durée assez limités quand même,
-D’une certaine manière nous disons un peu la même chose parce qu’en réalité il n’y a plus rien a découvrir de la terre. Euh je n’appelle pas le tourisme de la découverte, loin de là, ça relève plutôt du pillage,
-D’accord, je vous ai demandé de quoi vous parliez avec maman, parce que je la trouve d’un optimisme un peu décalé, vous ne pensez pas,
-Vous voulez dire décalé par rapport à l’état d’esprit ambiant qui est submergé par l’insécurité, le vandalisme, le réchauffement, les bulles financières et les contrôles sanitaires, c’est ça,
-Oui, il n’y a pas beaucoup de raisons d’être optimiste,
-Sauf que l’ambiance est plus créée par la communication médiatique que par la réalité. L’insécurité n’est pas plus grande qu’avant, loin de là. Elle est montée en épingle par les journaux et il y a, en ville, une misère visible entretenue par les politiques pour faire flipper les braves gens,
-Oui mais il y a aussi les flétrissures de l’âge, il est difficile de trouver ça drôle, enfin à mon avis,
-Je ne pense pas que votre maman trouve cela drôle, je crois plutôt qu’elle s’est donné la possibilité d’observer le spectacle de la vie, de la société,
-Vous ne répondez pas à ma question. Ok pour prendre de la distance, mais ça revient un peu à s’éloigner de la réalité or justement le physique, c’est-à-dire en l’occurrence l’état de santé réel d’une personne, ne suit pas toujours le mental et, à un moment, il faut quand même rabouter les morceaux,
-L’expression « prendre de la distance » est peut être mal choisie car il ne s’agit pas de s’éloigner de la réalité, mais seulement de se regarder en train de s’y mouvoir. D’ailleurs il me semble que la réalité ne peut se révéler que quand on a la possibilité de s’en extraire mentalement. Par exemple dire que quelqu’un, et particulièrement soi-même, est amoureux, n’est possible que si l’on dépasse les sentiments pour constater un état. Sinon, on reste empêtré dans des envies et des réactions que l’on n’arrive pas à comprendre. Le statut amoureux prend beaucoup de vigueur si l’on arrive à caractériser l’état dans lequel on se trouve et qui est la stricte réalité. C’est encore plus pertinent si l’on s’aperçoit que, justement, on n’est pas dans cet état, amoureux, par exemple.
-Oula c’est que du raisonnement votre truc, moi je n’aime pas ça. On se fait toujours avoir avec des machins pareils,
-Mettons, ça n’est pas complètement faux, mais pour rester concret je suis sûr que votre mère est consciente de son état, qu’elle en a très bien pigé la réalité mais elle est responsable de sa santé et elle seule. Il me semble, en plus, qu’elle a fait le choix de ne pas vous inquiéter. En ce moment il y a un méchant déraillement de l’État. Il est complètement dans l’erreur en essayant d’imposer des comportements à la population sous prétexte de diminuer les dépenses de la sécu. J’ai lu qu’en GB, ils voulaient refuser de prendre en charge les cirrhoses, sous prétexte que les gens buvaient trop. Il y a surement des moyens de sortir certaines personnes de la dépendance alcoolique, mais refuser de les soigner ou les priver de remboursements, ce qui est la même chose, c’est de l’abus de pouvoir et la rupture du vivre en société,
-Ah, que vient faire la société là-dedans ?,
-Plus personne ne naît dans une grotte ignorée des hommes, les individus naissent dans une société, petite ou grande avec ses règles et ses usages et son vivre ensemble. On ne choisit pas ses parents, pas plus que la société dans laquelle on naît. La première chose que fait la société c’est vous donner un numéro de sécu. C’est le rituel d’entrée, à ce moment-là vous commencez à faire partie du groupe et le groupe n’a plus le droit de vous laisser tomber, quoi que vous fassiez. C’est ça le vivre ensemble. Enfin théoriquement, parce que cette règle est presque toujours bafouée par les gouvernants pour qui les citoyens sont devenus le dernier de leurs soucis et qui demandent seulement une gestion statistique,
-C’est vous qui l’avez inventé ce truc du vivre ensemble. Remarquez c’est assez sympa. Ça fait un peu utopiste mais ça se tient. Néanmoins moi j’ai plutôt l’idée qu’il faut se débrouiller tout seul sans compter sur les autres ou la société comme vous dites,
-Les autres font partie de la société mais ne sont pas la société. Ce qui fait la société c’est un ensemble un peu variable, mais qui comprend le plus souvent, une langue, des usages, des règles, des rites et un certain nombre de services collectivisés. C’est à ce groupe que vous et les autres appartenez,
-Peut-être mais, pour moi, il n’y a rien à attendre de la société. D’ailleurs qu’est-ce que vous voudriez attendre et obtenir, hein,
-Restons calme, je comprends votre réaction mais la première chose à attendre de la société c’est sa propre intégrité, physique et morale. Physique c’est-à-dire la santé, la sécurité, morale c’est-à-dire l’éducation, l’information,
-La santé, mais la société n’y peut rien si vous êtes en bonne ou mauvaise santé.
-Ben si, justement la société peut beaucoup. Il est, théoriquement hélas, fini le temps des sorciers.
-Pourquoi vous dites théoriquement ?
-Oh, je dis théoriquement parce, certes, chaque individu a un degré de liberté, mais l’air que nous respirons, l’alimentation que nous achetons, les conditions dans lesquelles nous travaillons ou nous nous déplaçons dépendent en grand partie de la société. Il me paraît clair que la santé, par exemple, dépend exclusivement des institutions. Hélas elle est devenue seulement du business. Les voleurs ont envahi le domaine et les nouveaux sorciers prônent des médicaments ou des interventions, pas toujours très utiles, sauf pour augmenter leurs profits.
-Bon, mais alors on dirait que vous attendez quelque chose de la société qu’elle ne vous donne pas,
-Oui et vous allez me dire que je rêve, mais laissez-moi vous dire que la société pourrait et devrait essayer d’accumuler du savoir sur le fonctionnement humain, avec des techniques de prévention, de maintien et de réparation. Comme une connaissance collective qui serait mise au service de la population. C’est comme ça que la tuberculose fait beaucoup moins de victimes. Par contre de nouvelles maladies apparaissent, en partie dues justement au genre vie que génère la société et…
-Pourrions-nous reprendre ce débat ultérieurement car je dois sortir avec Sazak cet après-midi ?
-Oui volontiers.
Nous finissons nos boissons et attendons que les jeunes nous rejoignent, ce qui ne prend pas longtemps.
Quand elle le voit, Taqui lance à Timor, en souriant : vous avez eu le temps de compter les mouches je vois.
Timor se retourne vers elle et lui répond un peu froid :
-Ah,vous voulez que je parle des mouches ? ok on y va. Moi des mouches j’en tue dix par jours, en moyenne. En moyenne ça veut dire que ça peut être un jour plus de vingt et un autre jour moins de cinq. Les punaises je les touche pas. A part leur vrombissement d’hélicoptère, je ne connais pas leur mode de vie. Je ne sais même pas ce qu’elles mangent, ni même si elles mangent. Pour moi c’est un peu comme les dinosaures, des survivants d’un lointain passé, un peu dépassés par les évènements. Elles ont le comportement d’un tank, peur de rien mais qui ne voit rien non plus. Les mouches c’est vraiment embêtant. Quand ça vous marche sur le front ou sur le bras, j’ai l’impression d’être palpé par quelque chose de gluant. Surtout la nuit. Et puis une mouche c’est bête, elles sont toutes au même endroit. Elles pourraient aller ailleurs, non elles viennent sur la table juste au moment où l’on est en train de manger. Remarquez, les punaises c’est pas très intelligent non plus. L’avantage c’est qu’elles ne vous cherchent pas, ou alors par erreur, mais c’est excusable. Il y a de l’obstination chez la punaise. Elles montent en faisant des ronds comme un planeur, mais avec beaucoup plus de bruit et d’efforts, elles heurtent le plafond et là blam, elles retombent d’un coup avec un bruit mat en s’écrasant au sol ou ailleurs. Et elles recommencent inlassablement. A l’automne elles se cachent sous n’importe quoi, plutôt mal, un peu comme les enfants qui croient que si eux ne voient personne alors personne ne les voit. Elles ont une prédilection pour les stores roulants, ce qui est complètement idiot parce que dès qu’on le bouge elles tombent en grappes, encore endormies ou assommées. Et le coup d’après il y en a encore autant. Si les mouches sont les chasseurs supersoniques de la flotte, alors les punaises en sont les bombardiers lourds. Les mouches sont d’autant plus pénibles qu’attirées par les ampoules elles se brûlent et partent dans tous les sens sans plus savoir ce qu’elles font. Alors elles se posent et se frottent les yeux, les pattes et les ailes pour se soigner et recommencer. Elles constatent une grande amélioration avec les LED qui sont froides et ne les brulent donc pas. Bon ça c’est des histoires, car il ne faut jamais donner des sentiments humains aux animaux. Quand vous commencez à en tuer des petites, vous vous dites que la situation s’améliore puisqu’elles n’ont plus le temps de devenir grandes. Erreur, grosse erreur car même petites elles collent et se reproduisent. Il y a de ce côté-là une furie chez les mouches. C’est à qui fera le maximum de générations dans le minimum de temps. Et elles gagnent à tous les coups. Cela dit, je ne sais pas trop à quoi servent les mouches et les punaises encore moins. Vous me direz que l’homme lui-même nul ne peut dire à quoi il sert. Un arbre c’est très utile et pas que pour nous, un chien aussi, une rivière c’est indispensable, une bactérie aussi c’est très utile, mais un humain j’ai pas encore trouvé. En fait il y a un problème avec les punaises, c’est l’odeur, les mouches n’ont pas d’odeur, mais les punaises arrivent à dégager une odeur de …. punaise écrasée pas très ragoûtante.
-Et les araignées ?
-Les araignées, ben justement ça attrape les mouches mais pas le punaises, c’est trop lourd, ça démolit les toiles, mais les mouches oui ça les embobine comme les égyptiens, c’est donc utile au moins pour ça. Mais les araignées c’est pas beau, c’est vrai qu’il y a des octo-pattes, velues, sombres, avec des yeux exorbités qui ne sont pas très agréables à regarder et provoquent une répulsion spontanée, presque comme les serpents, un peu moins quand même.
-Donc les araignées vous les laissez tranquilles,
-Dans la maison oui en général, mais quand on moissonne un champ de blé ou quand on roule en voiture, on fait un grand massacre d’insectes,
-Ouh là ! vous êtes dans la philosophie indienne des vaches sacrées et du respect de tout ce qui bouge,
-Oui pour les respect, mais l’homme est un animal trop gros pour ne pas faire des dégâts à chaque pas, c’est compliqué à admettre et, surtout, ce n’est pas la peine d’en rajouter,
-Bon d’accord vous être clairement border line mais on peut quand même discuter,
-En fait de discuter, est-ce qu’on ne pourrait pas inviter ce soir votre frère et votre mère pour dîner ici ?
-Pourquoi pas mais à ce moment-là je vais m’occuper du repas,
-C’est sympa de bien vouloir m’aider …. et j’accepte avec plaisir,
Je lui propose donc que nous allions faire des courses. Tout en marchant, nous convenons que nous n’avons pas le temps de préparer un plat comme un jarret de porc en gelée. Du coup, nous esquissons un menu à base de fruits de mer. Nous sommes bien tenté par les saint-jacques mais il n’y a évidement que du congelé alors nous optons pour des moules marinières avec des crevettes grises et des bulots en entrée. Le tout avec une salade verte et une cassolette de riz. Cassolette ça fait mieux que platée mais en fait c’est la même chose.
Maintenant je trouve Taqui assez agréable et je ne reconnais pas pour le moment ce que sa mère m’avait dit sur son égocentrisme, mais bien sûr je n’ai encore rien vu. En passant nous allons dire à Bulan et sa maman que nous les invitons ce soir. Ils acceptent avec plaisir. En rentrant, nous passons sur le trottoir d’en face et Taqui me dit qu’elle voit une petite affichette collée sur la palissade de la maison. Nous traversons la rue et je lis un avis d’alignement avec un nom de société inconnu pour moi et un numéro de service d’urbanisme tout aussi inconnu. Alignement de quoi par rapport à quoi, je me le demande, à moins que ce soit moi qu’ils veulent aligner c’est-à-dire rentrer dans le rang. Déjà si c’est la maison ça sera pas facile mais alors si c’est moi ça va craindre un peu.
A l’intérieur nous trouvons Sazak et Timor en train de boire un café. Je les informe de l’invitation du soir et ils disent pas de problème, qu’est ce qu’on peut faire pour aider. Réponse rien puisque je m’en occupe avec Taqui. Bon dit-elle on va repasser chez maman et revenir ce soir avec eux. Nous mettons les courses au frais et comme nous avons encore un peu de temps, je retourne voir cette affichette sur l’extérieur de la semi-palissade. J’y note un numéro municipal et je me dis qu’il faut que je l’appelle.
Je me décide à appeler tout de suite, pas la peine de créer du suspense inutile. Je tombe sur une suite de chiffres à choisir et j’aboutis sur quelqu’un qui me dit que ce n’est pas la bonne personne mais qu’il va essayer de me transférer. J’aurais du me méfier de ce « essayer » car je me retrouve avec la tonalité occupé qui m’oblige à raccrocher. Bon je verrai cela plus tard, ça commence à me courir sérieusement. Du coup l’heure tourne et Taqui me demande par quoi on commence. Par les oignons à éplucher, couper et faire sauter. On s’y colle sans trop pleurer, enfin Taqui, parce que moi ça me chatouille drôlement.
Ensuite nettoyage des moules et c’est assez long avec tous ces petits fils accrochés qui tiennent dur à l’intérieur. En attendant nos invités j’ai envie d’un pré-apéritif pour m’éclaircir les idées. J’en propose à Taqui qui me dit : pas maintenant, je vais voir les bouquins que vous avez et lire un peu. D’ac, je me sers un scotch et retourne dans la cuisine. Je suis bien et prêt pour une bonne soirée. Il faut quand même que je discute avec Timor de ses projets, s’il en a, car je voudrais, et même un peu plus, garder des relations avec lui qui reste un de mes meilleurs amis. Nous avons déjà pas mal de souvenirs ensemble qui nous relient, en particulier, quelques soirées avec des ennuis à répétition, y compris un trajet sous la neige pas piqué des vers pour un réveillon.
Et voilà que, de même qu’après le déjeuner, mon esprit divague et part en shifting dans une espèce de rêve éveillé. Je ne vois pas le monde d’en haut, comme si je le survolais, mais au contraire mon intérieur avec ses terribles contradictions. Comment dire à Timor que je tiens à lui sans avoir pour autant une attirance physique. Mais, au contraire, peut-être est-ce ce qu’il attend parce que ce qu’il ressent est irrationnel, du domaine de l’émotion, alors qu’il n’en est rien pour moi qui joue simplement avec le registre de l’amitié comme si c’était une notion claire et bien partagée.
Or l’amitié est une notion assez virevoltante, allant de la solidarité régimentaire entre hommes à un fluide éthéré entre homme et femme. La base de l’amitié repose sur le fait que ce n’est pas sexuel. Du coup ça n’habille pas les relations homosexuelles pas plus que les relations entre hommes et femmes. Certes, pas mal de femmes aimeraient ce type de comportement mais c’est une douce rêverie ambigüe dont profitent certains hommes.
Bien sûr j’ai vu son lent rapprochement avec Sazak, qui me conforte dans mon attitude de seule camaraderie, mais… mais j’ai un doute comme toujours sur le bien fondé de mes comportements qui, je le sais par expérience, vont quelque fois à contrario de mes intentions. Il est souvent difficile d’avoir un parfait accord entre ce que l’on dit par la parole et ce que l’on exprime par ses attitudes, ses mimiques, ses comportements parfois inappropriés ou décalés car simplement tardifs ou trop tôt manifestés. Combien de fois dans une discussion, n’ai-je pas entendu : mais tu ne m’écoutes pas, alors que j’absorbais ce qui était échangé bien que mon interlocuteur ressente que ses paroles ne m’atteignaient pas, que j’étais en non-réception. Tout simplement parce que mon corps fortement concentré en moi-même, manifestait, le visage en particulier, une distance jugée comme un rejet.
Comme nos invités arrivent, je sors de ma torpeur pour lancer la cuisine et proposer l’apéro. L’ambiance monte tout de suite et les deux sœurs lancent des blagues et se mettent à rire d’une manière communicative. Du coup tout le monde re-remplit son verre, sauf moi qui ai pris un peu d’avance tout à l’heure. En leur disant Santé je m’absente avec Taqui pour lancer les moules, le riz et préparer les entrées.
En retournant avec les autres, je vois que même la mère de Bulan a le sourire aux lèvres, comme dans une espèce d’allégresse générale, pas entièrement due à l’alcool. Fait assez rare, la discussion est collective et tout le monde apporte son grain et surtout son humour. C’est pour ça que les discussions d’apéro sont gaies et décousues. C’est la preuve aussi que les gens aiment parler et échanger et tout simplement se retrouver ensemble. Le langage est, peut-être, ce qui différencie le plus l’homme de ses cousins animaux et il faut bien que cette aptitude trouve son emploi. L’homme est doté de la parole mais du coup il a besoin de parler et d’écouter, c’est une nécessité vitale comme de respirer.
Taqui invite tout le monde à passer à table où chacun emmène son verre. Evidemment la discussion s’arrête et chacun s’assoit sans protocole, mais Sazak et Timor se retrouvent côte à côte, ainsi que la mère de Bulan et moi. C’est bien parti.
Pendant le repas j’observe que la mère de Bulan fait beaucoup de gestes mais qu’ils sont d’une extraordinaire précision et d’une grande coordination : pousser le saladier pour accéder au plateau de fromages, un aller et retour pour essuyer aves sa serviette trois gouttes d’eau sur la table, glisser délicatement le plat vers son assiette avant de se servir, remettre son verre devant son assiette avant de prendre la louche. Tous ces gestes donnent, pour qui ne les comprend pas, une impression d’agitation un peu désordonnée, voire de fébrilité, alors qu’ils sont d’une économie et d’une efficacité surprenantes.
Autour de la table la conversation devient animée car elle roule sur l’acquisition de savoir avec d’un côté l’expérimentation et d’un autre les dispositions naturelles. Le savoir issu de l’expérience est vraiment d’une grande utilité car il est acquis progressivement. Il met du temps à se former mais il est ancré solidement dans la tête et sert tout le temps. Cependant les dispositions naturelles, par exemple pour la musique, la poésie ou la sensibilité à l’injustice et à la misère, procurent à ces personnes un savoir et une aptitude qui ne peut guère être obtenue par un apprentissage même forcené.
Taqui et son frère soutiennent plutôt l’importance des dispositions naturelles avec la conviction que tout le monde en a, à condition de leur permettre de les révéler bien sûr. Sazak et sa mère croient plus à l’apprentissage, lent et continu en précisant que tout le monde est loin d’y avoir droit. Timor est partagé, il voudrait bien soutenir Sazak, mais ne croit pas trop à ses propres dispositions, ce qui est plutôt de la modestie que la réalité. Ou de l’indécision.
C’est vraiment une des composantes de Timor d’être trop dans ses pourparlers intérieurs. J’ai d’ailleurs le sentiment que Sazak fait le contrepoint en ne se posant pas tant de questions. Cependant je n’ai aucune conviction que l’accord des couples soit basé sur la complémentarité. Ça reviendrait à penser qu’il n’y a aucun partage, mais seulement un affrontement contenu, lissé. En tous cas Sazak est clairement entière dans ses jugements. Et pour la pertinence elle ressemble beaucoup à sa mère. Par contre il semble qu’elle n’a pas trop de plaisir à la discussion. Elle doit réfléchir dans sa tête aux divers aspects des problèmes et se faire ainsi son idée, qu’elle ne sort que si on lui demande ou que le sujet vient bien sur la table. Dans ce sens-là elle ressemble à Timor et je suis content d’avoir trouvé un point commun entre eux plutôt que toujours des différences.
Quand même je suis bien bête de me soucier autant de ces deux-là. Ils n’ont qu’à se débrouiller. De toutes façons c’est ce qu’ils font et feront sauf que je ne veux pas trop perdre de vue Timor, ni Bulan d’ailleurs. Ce dernier parle peu et participe faiblement à la discussion. Il regarde sa mère et paraît content quand elle prend la parole. Depuis qu’elle est chez lui c’est clair qu’elle va beaucoup mieux. Elle sort toujours avec quelqu’un mais sans s’appuyer dessus et sans canne, ce qui semblerait donner tort à l’inquiétude de Taqui. Bulan va remplir la carafe de vin et je l’interpelle lorsqu’il s’assied :
-Et toi quel est ton point de vue sur l’apprentissage des connaissances ?
-Je n’ai pas vraiment de point de vue mais je peux vous raconter une tranche de vie,
-Ah bon, ben oui vas-y,
-Tu n’as pas connu mon grand-père, notre grand pàre, c’est dommage. Il t’aurait plu car le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’était pas comme tout le monde. Peut-être même le contraire tant sa simplicité était égale et constante. C’est d’abord comme une absence de carapace, celle qui, habituellement, a pour but de mettre de la distance. Il était présent et disponible pour n’importe qui. Avec une fragilité apparente qui encourageait le contact, apparente parce que derrière cette apparence il y avait quelqu’un qui savait dire non ou oui, et surtout qui savait dire les choses sans provocation sans envenimement.
Attention quand je dis simplicité ce n’est pas celle des benêts, des simplets, pas du tout, c’est plutôt limpidité. Elle encourage le timide et ne gêne pas l’imbu de lui-même. Cette limpidité est celle des riches du cœur, je ne dis pas de l’âme c’est une notion trop vague. C’est vrai que la disponibilité spontanée, quelle qu’elle soit, est l’apanage des nantis. Des fortunés bien sûr, qui ne craignant rien n’ont aucune difficulté à être ouverts, accueillants, sympa avec tout le monde, mais aussi ceux dont la richesse est intérieure, qui se sont forgés un ensemble de connaissances, de convictions qui les habitent, les nourrissent et les rendent forts. Cette richesse là est très personnelle, non transmissible mais très difficile à construire. Comme tu le vois, cette simplicité n’a rien à voir avec la fragilité, mais plutôt avec la solidité, la force. Mais une force qui ne cherche pas à détruire, à attaquer à ignorer, mais seulement à rester lucide dans l’affrontement, à répondre, à rester debout quoi qu’il arrive. A exister. Avec lui l’étrange c’était que l’on avait l’impression qu’il n’avait pas d’avis ou tout au moins qu’il n’essayait pas de ramener tout le monde à son avis. Il fonctionnait différemment. En général il entrait dans le point de vue de l’autre, ce qui amenait une grande confiance et donc permettait à l’interlocuteur de poursuivre sa pensée. Du coup, paradoxalement, les amis et connaissances venaient lui demander son avis, lui qui n’en avait pas. En fait les gens venaient pour parler en sachant qu’ils seraient écoutés. Et encore plus paradoxalement , lui qui n’avait jamais fait d’études connaissait les formules et les tournures pour différents publics. Il conseillait ses relations sur leurs courriers de demande ou de réclamation, en sachant faire la différence entre une lettre à un préfet et celle à un propriétaire. Il savait même s’adresser à un évêque, certes la chose est moins courante mais en son temps ça a servi. Mais c’était une époque différente, par exemple pour obtenir un permis de conduire, il fallait venir à la préfecture avec sa voiture et l’épreuve n’avait pas toujours lieu. Quand je dis qu’il n’a pas fait d’études c’est même qu’il n’a jamais été à l’école. Tout simplement parce qu’il a vécu la réussite puis la dégringolade de sa famille. La réussite c’était que l’argent presque à volonté, gagné à Paris dans le commerce d’après guerre, la première, qui s’est investi jusqu’en Dordogne dans des propriétés, des chevaux, des chasses, enfin ce qui se faisait à l’époque. A ce moment-là grand-père a eu un précepteur qui venait au château, mais son activité essentielle était les chevaux, la chasse et les sorties. Surtout les chevaux et le saut en hauteur. Avec sa jument Engoulevent il sautait plus de deux mètres. Il aimait les chevaux avec cette relation complexe d’admiration pour la performance et la noblesse du caractère. Car un cheval ne recule jamais quitte à se déchirer dans les ronciers, il avance. Certes me direz-vous, ça frôle la bêtise et un chat ne le fera jamais mais un chat n’est pas noble, simplement orgueilleux. Quand on dit crever un cheval sous soi c’est la stricte vérité. Ce n’est jamais la monture qui s’arrêtera de galoper tant que son cavalier le lui demande, quitte à en mourir. Bien sûr le galop dit de chasse peut être maintenu très longtemps sans épuiser le cheval. En plus, c’est assez confortable. Il est et reste bien difficile de communiquer avec un cheval car ses moyens d’expression habituelle, yeux, bouche, menton sont assez limités, à l’exception des oreilles qui elles sont d’une mobilité puissamment significative. Du coup, il se manifeste plutôt par le corps, tremblements, grattements, courbure de l’encolure et bien sûr mouvements de fuite ou de saut. Ce n’était pas la belle vie, du moins il ne l’a jamais présenté comme ça, car il y avait beaucoup de contraintes, car dès que l’on sort un peu du rang on n’est jamais seul. C’était la vie apprise au fil du temps et des évènements. Et les évènements allaient se précipiter et se montrer bien sévères.
Alors la crise qui allait mener à la Deuxième Guerre a grignoté les affaires de la famille, jusqu’à être obligés de tout vendre pour ne pas dire brader et remonter à Paris pour mener une vie très modeste. Mais le feu du caractère continuait à pétiller chez ses parents et leurs fils dont mon grand-père, car loin de la déprime il est resté un homme calme et mesuré doublé d’un esprit assez fin qu’il s’était lui-même construit. Il est d’ailleurs devenu salarié dans un garage, dieu seul sait où il avait appris la mécanique. Ensuite la Deuxième Guerre a appelé tout le monde. Mais déjà son caractère était fait et il allait le garder toute sa vie.
-Ouaow, belle envolée mon cher frère dit Taqui sans ciller, c’était aussi mon grand-père et je crois que tu enjolives un peu,
-Bien sûr, mais c’est notre histoire quand même.
Moi je m’en doutais mais je me réjouis quand même de l’effervescence de cette soirée. Surtout que ça parait se faire sans efforts, avec la seule qualité de l’ambiance, un peu le même fluide que le grand-père dont Bulan vient de parler. Je le remercie pour sa contribution au débat avec sa fine manière de ne pas avoir d’opinion.
A ce moment-là c’est la mère qui prend la parole et nous lance : est-ce que vous voulez que je vous explique comment faire pour avoir des enfants. Je me demande bien où est-ce qu’elle veut nous emmener mais tout le monde lui dit d’y aller
-D’abord il faut être une femme, c’est pas donné à tout le monde, mais c’est quand même assez répandu. Ensuite il faut en avoir envie, ce qui n’est pas aussi répandu mais assez courant quand même. Alors il faut trouver un papa et pas un papa d’un soir. Ça c’est assez coton parce que ceux là ont tendance à se faire prier et ont du mal à rester dans le train, prétextant vouloir changer de wagon pour avoir plus de place. En plus il faut être fertile d’un côté comme de l’autre. Eh oui, un ne suffit pas il faut l’un et l’autre. Et ce « et » pose quelques problèmes auxquels la médecine et maintenant internet peuvent apporter des solutions. Après il faut le porter pendant plusieurs mois. Au début c’est assez facile, sauf quelques nausées, pas forcément dues à l’alimentation mais en gros c’est supportable et puis ça permet d’annoncer la grande nouvelle à tout le monde, enfin pour la première fois parce qu’après ça se banalise, voire il y en a qui trouvent qu’au-delà d’un certain nombre ça fait trop.
La suite du portage est moins drôle, car le futur petit drôle prend de plus ne plus de place et ça gêne dans beaucoup de positions avec quelques ennuis secondaires en sus. La naissance est un grand moment de bravoure et de douleurs qui se termine généralement bien mais avec encore trop de cas mortels qui cependant sont difficiles à réduire totalement. Après commence la galère, d’abord parce que la plupart des parents pensent qu’avoir un enfant se termine à la naissance, en particulier les hommes qui ont tendance à considérer que quand une femme a son enfant on peut passer à autre chose. En fait ça ne fait que commencer pour se terminer 60 ans plus tard en bonne entente dans beaucoup de cas, mais avec de sérieuses divergences voire des guerres ouvertes dans beaucoup trop de familles. Car la famille est le creuset tragique de l’expression des plus extrêmes sentiments. Amour castrateur, jalousie rampante, haine macérée, violence rentrée, envie délirante, regards glacés. La famille est le château fort assiégé dont on ne peut pas s’échapper, même en partant par un souterrain dérobé. Pour juger d’une situation, de la sienne par exemple, il faudrait un regard extérieur, ce qui est justement impossible, puisque tout le monde est imbriqué dans des liens historiques, inamovibles et permants. L’oncle est la figure symptomatique du viol de la nièce. Elle a confiance, il la voit souvent, elle l’aime bien, il a l’autorité du père par délégation. Toutes les conditions sont réunies pour l’abus de pouvoir qui peut aller de la caresse anodine à la masturbation conjointe. Les statistiques doivent certainement refléter la prééminence de la famille dans les agressions sexuelles. Et le mariage est lui-même un droit de viol permanent et gratuit. Je dis gratuit parce que financièrement mais aussi pénalement. Comment une femme mariée peut-elle prouver que son mari a profité d’elle sans son consentement. Ca peut se tenter mais c’est voué à l’échec depuis des milliers d’années, ce qui fait du mariage une institution extrêmement solide. La famille est la plus petite structure humaine au dessus de l’individu. Précision : la base de la famille ce n’est pas le couple, c’est le doublet parent enfant, ascendant descendant.
Le couple n’est que le rapprochement momentané de deux individus de sexe différent pour des besoins de procréation ou, pour certaines personnes du même sexe, pour combler la solitude. Le couple est basé sur l’attirance et le partage. Le fait que l’élevage des enfants soit, aujourd’hui, assuré par les couples est une déviation sociétale crée par la destruction organisée de la famille dans la société de consommation. L’éducation des enfants est clairement du ressort de la famille, les jeunes couples étant d’une ignorance complète sur le sujet. Les couples sont certainement et sans ambiguïté responsables de leurs enfants, mais ils n’en sont pas propriétaires. D’ailleurs aucun individu n’est la propriété de qui que ce soit. C’est vrai depuis l’abolition de l’esclavage, bien que le salariat ait remis en cause cette abolition. Cependant les enfants appartiennent surtout à une famille, bien avant d’appartenir à une société. Depuis toujours les hommes vivent au moins deux générations, la première pour eux et la deuxième pour leurs petits enfants. Ceci ne veut pas dire que les couples doivent se séparer quand ils ont eu des enfants, non, ils peuvent rester ensemble d’abord pour combattre la solitude et aussi pour continuer à satisfaire leurs besoins sexuels, surtout pour les hommes. Il peut même advenir avec le temps une certaine affection qui rend la coexistence plus facile. Par contre, c’est à ce moment là qu’ils ont une bonne plus value pour l’éducation. Cette plus value vient d’une part d’une expérimentation directe, même si elle a été beaucoup aidée par la famille et d’autre part de la maturité acquise avec le vécu à condition de s’être un peu remué dans son parcours. Disons que le fils unique qui succède à ses parents dans une même fonction sociale et qui a épousé la fille d’un voisin, va manquer un peu de matière pour se faire une idée sur les choses de la vie. La vie doit s’apprendre avant d’être enseignée et il en est de même de tous savoirs. Bien sûr il paraît plus facile de faire un programme pour dire ce qui doit être transmis et de trouver des exécutants pour enseigner ce programme, mais la transmission reste faible tant qu’elle n’est pas étayée par sa propre expérience. D’ailleurs, dans les sciences par exemple, les théories qui ne ressortent pas de l’expérience relèvent alors de la croyance et doivent être considérées seulement comme telles. Et donc….
-Écoute maman, tu es sûre que tu ne t’égares pas un peu, dit Taqui,
-Bon, alors vous êtes un peu perdus, il me faut recentrer mon propos. Je suis passé des enfants à la famille, de la famille à l’éducation et de l’éducation à la science. Je voudrais encore dire un mot sur la famille. J’ai d’abord évoqué son côté concentrationnaire mais aussi son caractère de structuration de base d’une société. Certes c’est contradictoire mais, clairement, les deux co-existent. Leurs contraires aussi, puisqu’elle peut être source inépuisable de réconfort, aussi bien que se déliter lentement jusqu’à disparaître et s’évanouir sans bruit. D’une certaine manière, la famille est le cordon qui nous relie de proche en proche à une racine commune. Il y a beaucoup d’hommes sur terre et l’on voudrait qu’ils soient tous frères. C’est une gageure intenable qui est démentie tous les jours, car les hommes ne sont pas des frères mais des ennemis. La seule chose qui les relie c’est l’ascendance. Les hommes ne sont pas frères mais fils, là est le lien. Ce qui crée l’humanité ce n’est pas l’égalité ou la fraternité c’est la descendance. Nous avons tous les mêmes ancêtres auxquels certains rendent ou non un culte particulier. Je ne dis pas le même ancêtre, une seul homo unique, surtout pas. C’est symptomatique de la pensée hégémonique dans laquelle nous vivons. Non, je dis divers ancêtres apparus presqu’au même moment, dont certains ont disparu et d’autres se sont croisés.
Je me permets alors d’intervenir :
-Je suis assez d’accord avec cette idée. Nous sommes plutôt dans l’immédiateté et même dans la fuite en avant. Tout le monde parle d’avenir pour oublier le présent et surtout le passé,
-Vous voulez dire, reprend la mère de Bulan, que magnifier l’avenir est un leurre qui nous évite de fouiller le passé,
-Non, pas question de fouiller le passé à la recherche de je ne sais quelle vérité intrinsèque, mais simplement, il se trouve que tout notre être est dans le passé. Aujourd’hui tous les hommes sont connus, il n’y en a pas d’autres. Nous avons fait le tour de la Terre et du coup de tous ses habitants. Ce que nous sommes n’est pas dans l’avenir mais dans notre existence et notre histoire,
-C’est très correct, je me sens a l’aise avec ça, mais peut être avez-vous déjà trouvé un fil conducteur dans cette histoire, c’est-à-dire notre essence,
-Oui justement, c’est pour cela que je n’avais pas fini tout à l’heure. Je l’ai déjà évoqué deux fois : la solitude est le grand mal de l’homme. Sans groupe l’homme n’existe pas, il ne peut pas vivre. Un individu n’est que la plus petite partie d’un groupe. Or le groupe n’est pas toujours présent ou actif. Je ne parle pas des moments où l’on est seul, qui sont nécessaires, non le problème vient de l’isolement, de l’évanescence du groupe. D’ailleurs être seul, par exemple au cours d’une journée, où même plus longtemps a des effets presque toujours positifs tants que l’on est relié. Tant que l’on sait que l’on va pouvoir retrouver le groupe. Rien de plus terrible que d’être seul sans savoir quelle sera la prochaine rencontre, le prochain contact. C’est la rupture des liens qui crée la solitude ou plutôt l’angoisse de la solitude. Le pire cas est celui de personnes, même jeunes, vivant seules, avec plus aucune famille et peu de relations. C’est paradoxalement plus grave en ville qu’à la campagne ou l’on est isolé par la distance. En ville la proximité est basée sur l’anonymat. Vous êtes tranquille mais personne ne vous connaît. C‘est cher payé.
A l’inverse les enfants ne sont pratiquement jamais seuls pendant de longues années. Bien sûr le besoin d’isolement existe et est nécessaire. Certaines personnes ont d’ailleurs une seule envie c’est d’être seules, car l’autre, les autres, le groupe sont souvent pesants. Cependant ces besoins de solitude sont de l’ordre de quelques heures ou de quelques jours et peuvent être rompus quand on le souhaite,
-Ça me va toujours et je peux essayer d’apporter une question à votre propos : êtes vous d’accord avec l’idée que la famille est aussi un lieu de mélange, de renouvellement sauf, bien sûr, pour celles portées sur la pureté du sang, ce qui ne veut strictement rien dire,
-Oui la famille est le creuset du croisement, du métissage, de l’enrichissement génétique si ça veut dire quelque chose. Avec son cortège de refus, d’autorisation, de réjouissances, de tendances implicites les membres d’une famille jouent un rôle d’influenceurs constants de la vie quotidienne. D’ailleurs nombre d’organisations sont bâties sur ce modèle ; les religions, les partis politiques, les maffias, les coopératives, en développant plus ou moins la notion de paternité et/ou de fraternité…..,
-Qui veut du café, nous interrompt Sazak,
Tout le monde répond oui sauf la mère de Bulan qui préfère une tisane. Je retourne à la cuisine avec Taqui pour faire chauffer de l’eau. En allumant la fontaine je lui demande ce qu’elle pense de cette notion de famille. Elle me répond immédiatement :
-Très peu pour moi. Je ressens ça plutôt comme un carcan que comme un berceau tendre et accueillant,
-C’est votre quête d’indépendance qui vous pousse en l’occurrence,
-Pas seulement, il y aussi l’idée d’un tribunal inamovible dont on a pas choisi les membres,
-L’image est peut-être un peu forte mais ça peut arriver surtout quand il y a du bien à protéger ou partager,
-Ce n’est pas le cas chez nous, du moins à ma connaissance, je crois que maman possède sa maison et je ne vois pas quoi d’autre, non je reste sur une impression générale, pas simplement basée sur ma seule expérience,
-Bien, je trouve que ça vous correspond tout à fait, dites-moi, on dirait que l’eau est chaude, j’amène le café en poudre et la tisane. Vous amenez le reste.
Nous retournons dans la salle à manger pour retrouver les invités qui échangent mollement sur les mesures en cours puisque la confiance, déjà vacillante, dans ceux qui savent a disparu et qu’il ne reste plus que ceux qui parlent.
Et ceux-là, ça fait longtemps que nous ne les écoutons plus.
Tout le monde profite encore des bienfaits de cette soirée, entre chaleur humaine du partage et enrichissement de l’esprit par la discussion, sans parler du rayonnement de Sazak et Timor qui se frottent les yeux en éclairant leurs visages d’une tendance à sourire. Étrange bienfait du désir ou émerveillement de la connivence, je ne sais lequel fait le plus d’effet mais perso je ne crois pas avoir eu plus de plénitude de satisfaction que dans le sentiment du partage avec quelqu’un pour une appréciation commune, ressentie, échangée des yeux et comblée dans une esquisse de rire.
Les Bulan rentrent chez eux et Timor et moi allons nous coucher après avoir remis un peu d’ordre dans les pièces.
La première chose que je fais le lendemain c’est de rappeler ces numéros de l’affichette sur la palissade. Je n’ai pas plus de succès que l’autre fois. Je ne sais pas où ça tombe, mais ça n’aboutit jamais. Au bout d’une demi-heure je laisse tomber et je vais la décoller de la palissade pour la mettre dans ma poche. Les meilleurs moments ont une fin et je commence à croire que c’est un coup un peu tordu. D’ailleurs je ne trouve aucune autre affiche sur les maisons de mes deux rues mitoyennes.
Pendant qu’il prend son café du matin j’échange avec Timor sur la soirée d’hier et il se trouve que lui comme moi l’avons beaucoup appréciée. Je lui fais remarquer qu’il n’a pas dit grand-chose et il me répond que moi non plus, ce qui n’est pas faux. Bon je lui dis que je vais passer à la mairie pour en finir avec cette affichette. Lui n’a pas de programme et ira faire quelques courses pour midi, ce qui me va très bien.
A la mairie je demande le service voirie, une femme relativement peu avenante me demande ce que je veux. En aparté je me dis qu’il faut être tombé bien bas pour devenir le demandeur de quelque chose que l’on n’a pas pris la peine de vous expliquer. C’est l’inversion des rôles, classiques mais à laquelle je ne m’habitue pas. Je lui montre mon affichette qu’elle regarde comme si elle voyait la copine de son mari, c’est-à-dire avec une grosse grimace. Quand même elle me dit : c’est pas ici, c’est plutôt l’urbanisme. Bon c’est où l’urbanisme, réponse ben c’est marqué, y a qu’à regarder. Je comprends qu’elle a fait son maximum pour moi et que si j’insiste je vais me faire traiter de débile. En fait il n’y a guère d’indications, alors je parcours le couloir et je finis par trouver le service. La sosie de la voirie me demande ce que je veux et je lui montre l’affiche. A son regard je vois qu’elle ne va rien me dire d’agréable. Je me risque quand même à lui dire : alors c’est pas vous ? En prononçant ces mots je me rends compte que la question est ambiguë car l’on pourrait croire que c’est d’elle que je parle et non pas du service. Je ne me suis pas trompé et j’entends claquer un : je n’en suis pas encore là, bonne journée monsieur. C’est poli et je m’en réjouis, tout en me disant que peut être elle rigole intérieurement de la manière dont elle a joué sur les mots pour me répondre. Passing shot rapide et efficace puisque je ne me suis pas attardé. C’est possible que son principal souci soit de ne pas perdre de temps avec les demandeurs. C’est vrai qu’il est courant que les gens qui savent quelque chose aient du mal à en faire profiter d’autres, sauf les ragots bien entendu, mais ça a l’avantage d’être faux et donc c’est comme si l’on n’avait rien dit. La rumeur c’est la pratique standard des journaux qui, plutôt que de donner une information, donnent ce que les gens en disent. Et l’on a la boucle sans fin du contournement de la réalité par des révélations successives de l’emballage de la scène du crime, c’est-à-dire notre vie, dans la même pièce du même scénario du mauvais film où la seule chose que l’on retient c’est le doute, qu’il n’est finalement pas nécessaire de lever puisque le ragot suivant est déjà là.
Je n’insiste pas, il semble clair que tout ça est de la foutaise et fait partie de la suite des aventures de ma petite palissade. Le point de départ étant le même que le point d’arrivée, je suis un peu coincé. Comment me sortir ça de la tête ? J’ai sûrement quelques livraisons à faire et ce type des caméras cachées, quand est-ce qu’il revient, je ne m’en souviens plus. Il ne m’a laissé aucun moyen de le joindre, j’aurais dû être plus méfiant oui, tout du moins plus avisé et lui demander un contact. Bon, comme pour les choses sur lesquelles je ne peux rien, je m’en désintéresse complètement. Reste la palissade.
En fait, j’ai deux livraisons à faire dans les Yvelines. Je programme ça pour demain matin. Je devrais y arriver. Timor rentre avec les courses et nous cuisinons des rognons de porc aux champignons. Cuisinons c’est un bien grand mot parce que nous coupons les rognons et les champignons en cubes que nous mettons à la plancha. J’adore les rognons de porc, parce que c’est plutôt fort en odeur et même en goût. C’est ferme, oui je sais ce que certains disent de cette odeur mais c’est souvent psychologique, comme si le poisson sentait la mer. C’est ridicule, par contre les champignons sentent la forêt et même le fumier, on dit couches chaudes en jargon maraîcher, c’est vrai, surtout crus parce que cuits ça s’estompe pas mal. Salade et macaronis complètent le repas. Timor ne parle pas trop, moi non plus. Je lui indique mon programme pour demain. Lui doit revoir Sazak cet après-midi et décider ce qu’ils comptent faire, à priori ce serait cinéma ce soir mais à confirmer. Moi cet après-midi ce sera promenade. Rien de tel pour reprendre la maîtrise de son esprit que de se promener seul. Ça peut être en ville à condition de ne croiser personne de connaissance, mais idéalement c’est dans la nature. Les images que rencontrent alors nos yeux sont la plus grande distraction imaginable. Feuilles, insectes, fleurs, arbres, herbe, nids, même si l’on ne peut pas mettre un nom sur tout, procurent un sentiment de proximité, de connaissance, surtout si c’est un endroit apprivoisé, dans le sens de déjà parcouru, Il peut, en plus, y avoir des conditions particulières comme la neige, le brouillard, du vent ou simplement un grand soleil pour que des images saisissantes tombent sous notre regard. Je me souviens d’une ballade où les feuilles bordées de givre et encore enrichies des couleurs de l’automne avaient l’air bien plus décorées et illuminées que toutes les avenues des grandes villes. Je constatais avec stupeur et émerveillement qu’un arbre a beaucoup plus de feuilles que la plus longue des guirlandes chargées de décorer nos avenues. Et la richesse des couleurs est encore rehaussée par les miroitements que provoque le soleil dans la transparente lumière de l’hiver. C’est ainsi que mon esprit happé par un monde susurrant en silence s’échappe et me débarrasse de mes encombrantes idées qui ne font que ressasser les mêmes problèmes avec le même mur devant moi. Bien sûr il faut y mettre un peu du sien pour que la potion magique marche. Il faut se laisser prendre par le spectacle c’est-à-dire voir et pas seulement regarder, pour que les sensations aillent jusqu’au cerveau. Une fois les images en place le film commence et il n’y a qu’à se laisser porter. Bon ceci étant dit où est-ce que je vais bien pouvoir aller. Je me dis que se balader le long des quais pourrait être sympa.
Après déjeuner, le premier bon moment de la journée se présente. Café sucré bien chaud et journal. Il y a un peu de masochisme dans ma lecture du quotidien puisque je fulmine intérieurement à presque tous les articles qui habillent de velours les haillons du pouvoir. Je suis le premier à dire que les médias sont achetés et quand même tous les jours je me farcis la lecture de leurs mensonges et leur hypocrisie. Heureusement c’est sans images, je ne supporterais pas. Vous me direz : ça entretien la forme et rassurez-vous je ne lis pas tout loin de là, car dès que ça a le moindre relent propagandiste, je zappe consciencieusement.
Ce qui fait que je le lis assez rapidement, mais aussi assez lentement pour pouvoir savourer ce moment puisque c’est le but. Timor retourne dans sa chambre et moi je mets mon blouson pour sortir. Direction les quais, une demi-heure de marche lente dans les rues. Le spectacle est constitué par les gens que je croise et qui, à y bien regarder, ont des têtes pas possibles. Rares sont ceux qui ont l’air de poser pour une photo, c’est-à-dire avec un visage apaisé, calme et souriant. Non, l’expression des trois quarts des personnes reflètent leurs pensées, ce qui donne différentes mines assez distrayantes. Cela me permet d’ailleurs de ne pas sentir d’yeux braqués sur soi, puisque les autres ne me voient pas. Enfin presque tous parce que certains que je croise ont une fixité du visage qui me transperce comme s’ils découvraient un assassin sous mon jean et mon blouson. Avec lenteur je progresse quand même vers les bords de Seine. Ce que j’aime bien c’est quand les canaux se jettent dans le fleuve. Là il y a un peu d’animation que l’on cherche à comprendre parce que ces déplacements de péniches sont quelquefois mystérieux. Par exemple, jamais on n’en voit faire demi-tour et d’ailleurs c’est bien trop étroit pour pouvoir le faire. Alors que ça doit bien arriver à un moment, sinon les péniches ne feraient qu’un seul voyage et on retrouverait tout le monde à la mer. Au bord de l’eau je me laisse reprendre par la saveur particulière de l’air, qui n’est pas, à vrai dire une odeur délicate car il y a de fines senteurs de vase et un mélange, assez costaud, d’étalage de poissonnier et de poubelles. C’est ainsi que tous les sens sont abreuvés, car il y a aussi des bruits de raclement de bois, des clapotis, des grincements de chaînes et des frottements de cordes et de poulies. Et les yeux ne sont pas en reste puisque même immobiles les péniches, les barques, les bouées ne sont pas des objets courants à notre regard et bougent imperceptiblement mais continûment. C’est dommage qu’il n’y ait pas beaucoup d’endroits pour s’asseoir. Je reste debout jusqu’à ce que je vois une bobine de câble vide, un peu basse mais bien située au bord du quai.
C’est à ce moment-là que je vois le messager°°° qui se rapproche de moi lentement. Quand il est à portée de voix il me dit :
-Il y a un message,
-Oui allez y,
-Il vient la semaine prochaine,
-Y a-t-il une réponse à donner ?
-Non, il y sera c’est tout.
Il s’éloigna pendant que je restais assis.
°°°En m’excusant parce que ce messager fait référence à une partie antérieure du roman qui n’est pas encore écrite.
Mince alors, je ne m’y attendais pas. Lui, revenir, quelques jours après, je ne vois pas le rationnel. Bulan et ses sœurs ne m’ont rien dit, pourquoi. C’est embêtant dans les deux cas. Soit ils ne savent pas son retour et ça craint un peu pour eux et surtout pour Vienna leur mère, soit ils savent et ça craint en plus pour moi.
Ben dis donc, en fait de promenade pour se changer les idées ça se présente moins bien que prévu. Je ne suis pas pressé de rentrer, j’aurais surtout besoin de réfléchir. Mais il faut que je parle avec Bulan pour faire le point.
Je me remets en marche encore plus lentement avec juste assez de vision sur ma route pour éviter les collisions avec les passants et le reste de mon attention consacré à faire tourner mes méninges. Mais je ne vois pas grand-chose surgir. Peut être Vienna ne nous a-t-elle pas tout expliqué, mais d’abord je voudrais comprendre. Petit à petit ça se met en ordre dans ma tête, il y a trop de non-dits pour que je puisse progresser. Les étapes sont donc d’abord Bulan, ensuite sa mère et après Timor. C’est cet enchaînement de discussion que je dois avoir. Mon esprit s’apaise et je recommence à voir les rues et les gens, heureusement car nous arrivons dans un endroit plus fréquenté où mon étourderie aurait pu me jouer des tours. Je retrouve la maison, vide, car Timor a dû mettre son plan en action et ne rentrera probablement que ce soir, ou pas.
Je n’ai pas le temps de passer chez Bulan ce soir et demain matin je fais des livraisons. J’irai demain après-midi. Avec Bulan je n’ai pas de soucis, il est franc et entier car il a du mal à dissimuler ses émotions. Avec sa mère c’est plus délicat. J’ai facilement perçu qu’elle était complexe, avec un esprit assez affûté mais aussi qu’elle pouvait travestir ses attitudes pour que rien ne transparaisse de ses sentiments. Et des sentiments elle en a, vu la manière assez pertinente dont elle porte son regard sur la société et ceux qui y vivent. Cependant, si j’ai bien compris, il y a quand même une personne à qui elle en veut, c’est le père de Bulan, son ex- mari.
On dit toujours que, dans les couples qui ne marchent pas, la cause est moitié-moitié parce qu’il est très rare que l’un des eux soit tellement dévarié que la vie avec lui devienne, ainsi, impossible. Certes, selon l’âge, les ressorts de la mésentente sont bien différents.
Mais le point de départ est que les personnes « sont », c’est-à-dire qu’elles ont un contour fait de plein d’évènements passés, surtout les jeunes, car les vieux oublient facilement, et d’envies plus ou moins avouées. Du coup il y a deux contours qui se côtoient, se mélangent, s’affrontent pour vivre ensemble. Et il n’est pas du tout évident que ça marche.
Mais quelles recettes donner pout cela. Certes l’attirance fait beaucoup dans l’acceptation/découverte de l’autre, au moins pendant un temps. Mais il n’est jamais bon de se contraindre trop longtemps. C’est ça le hic, car alors émerge un sentiment de frustration et de fausse route qui peut vite prendre des proportions hallucinantes conduisant à la séparation.
Alors comment faire pour que ça dure. La première découverte du parcours c’est d’intégrer qu’il n’est pas nécessaire de s’entendre pour faire un couple. Comme l’a dit Vrina le ressort du couple c’est l’attirance et le partage. Tout le monde est d’accord avec cette notion d’attirance mais tout le monde croit aussi que c’est une raison suffisante pour s’entendre. Eh bien non il n’y a pas de lien logique.
Je peux vous donner un exemple c’est le salariat. Ceux qui croient que du moment que l’on a un travail salarié on aime ce que l’on fait, passent sous silence tout les ennuis que chacun raconte sur son travail et la manière dont il est exploité. Et pourtant ça marche, et il y a même de plus en plus de salariés dans le monde. Pourquoi ? Oh c’est simple c’est parce qu’il y a une variable d’ajustement qui s’appelle le salaire. Le salaire n’est en aucun cas la juste rémunération du travail fourni. Non, c’est l’équilibre entre les désagréments de ce que l’on fait et le plaisir de percevoir de l’argent. Si les emplois féminins sont, aujourd’hui encore, moins bien payés, c’est que la variable féminine est quelques points en dessous de la masculine.
Clairement ceux qui sont tout le temps au travail, genre le 996 chinois sont, en général, des gens trop payés. Beaucoup trop payés. A l’inverse, ceux qui se rendent au boulot à reculons, exécutent les ordres sans convictions, voire finissent par tomber dans l’absentéisme, sont en général, des gens pas assez payés. Ou exploités ce qui est la même chose. Certes depuis la gestion calamiteuse du virus par nos gouvernants, la variable d’ajustement s’est enrichie de nouvelles composantes liées à la qualité de vie, comme si le fait de ne pas travailler pendant plusieurs mois avait donné des idées aux travailleurs.
Dans un couple, la variable d’ajustement c’est le divertissement, la distraction, le rire, le contraire de la morosité et de la solitude. Tant que le conjoint vous fait rire, vous distrait, ça peut tenir. C’est dès que vous ne vous amusez plus avec lui, que les choses commencent à craindre. Le boulot du mari, ce n’est pas de gagner des sous, c’est de distraire sa femme, surtout en la faisant rire et réciproquement. Quand je dis le boulot du mari, c’est parce que, dans ce domaine, la variable d’ajustement des femmes est plusieurs points au-dessus de celle des hommes.
Cela dit, la force de l’attirance est vraiment extraordinaire. Il m’est arrivé, à vous aussi sûrement, de voir deux jeunes debout l’un près de l’autre, sans se regarder, se tenant seulement par une main et rayonnant une telle envie de se fondre que l’air en est troublé par le réchauffement des deux corps. Ils cherchent, ils souhaitent, ils veulent ne faire qu’un, être l’un dans l’autre. Et c’est ce qui finit par arriver, le produit de la fusion étant, en général, un adorable bambin. La force de l’attraction peut venir à bout de beaucoup des classiques semeurs de désordre dans un couple genre : le groupe des amis du mari qui organise de folles soirées où il n’y a pas que des hommes, mais aussi quelques femmes, mais aussi les excuses de l’alcool, du travail.
En fait de couple celui de Vienna n’a jamais dû marcher. Je ne sais pas ce que Bulan pourra me dire là-dessus mais maintenant il faut en parler. Enfin demain parce que pour le moment je vais me faire un petit frichti et aller dormir.
***
Je me lève sans savoir si Timor est rentré. D’ailleurs rien ne bouge. Je prends mon café et prépare le nécessaire pour mes livraisons. Je quitte la maison en respectant mon timing, c’est déjà ça. Je descends à Saint-Cyr et me dirige au gps vers la rue des champignons. Devant le 57 je m’arrête car je vois un chien dans la courette et je n’aime jamais cela. Je sonne et une dame vient m’ouvrir. Je lui dis que j’ai un colis pour Mme Dorian. Elle me répond que c’est elle et je lui précise que je dois m’assurer de l’identité du destinataire par quelques questions :
-Vous êtes née le jour du décès d’uen icône du cinéma et français,
-Drôle de question. Ah oui je suis née le jour de la mort de Bourvil,
-Votre prénom commence par la même lettre que son vrai nom, c’est-à-dire R,
-De plus en plus original votre truc, Oui mon prénom commence par R, c’est Reine,
-Cette maison est à vous, mais vous n’en êtes pas propriétaire, pourquoi ?
-Dites donc vous en savez des choses,
-C’est plutôt vous qui les savez justement,
-Je suis obligé de répondre à tout ça ?
-Oui si vous voulez recevoir le colis,
-Bon alors c’est parce que la maison est construite sur le terrain de mon mari, elle est considérée comme un bien meuble m’appartenant,
Bien, tenez c’est pour vous, dis-je en sortant un joli carton de mon sac.
L’autre livraison se passe moins bien car je ne trouve pas l’adresse que je cherche. Comme d’habitude je pratique un subtil compromis entre me renseigner pour savoir où est l’erreur et ne pas me faire remarquer. Le compromis m’amène à arrêter.
Je rentre à la maison, pile-poil pour déjeuner avec Timor et Sazak qui ont préparé le repas. C’est gentil de leur part et nous passons un bon moment terminé dans la douce quiétude du café journal, enfin pour moi, car Timor et Sazak se retirent dans leur chambre.
Ca va être le temps d’aller voir Bulan qui doit être en train de répéter ou composer. A mon avis 16h30 sera une bonne heure, il aura peut être envie d’une pause. Et moi d’éclaircissements. A16h15 je quitte la maison assez lentement et j’arrive chez Bulan un peu après la demie. C’est lui qui m’ouvre, un tout petit peu étonné que ce ne soit pas Sazak. Je lui dis que je voudrais discuter cinq minutes. Nous allons dans le salon où il me propose un thé et je dis d’accord, pas trop infusé alors. Allez je me lance :
-Tu sais le messager est passé me voir,
-Ah bon et qu’est ce qu’il a dit ?
-Qu’il revient la semaine prochaine. Tu n’es pas au courant ?
-Non, pas du tout, je ne pensais pas qu’il reviendrait si tôt,
-Moi non plus, mais là il faut que tu m’en dises un peu plus sur lui et ta mère si je peux encore vous aider,
-Oui je comprends, c’est délicat parce que nous-mêmes nous ne connaissons pas bien le début, on était trop petits,
-Et après il était parti c’est ça ?,
-C’est ça, et entre les deux il y a eu une période bien courte,
-Peut-être quelques photos de cette période ?
-Des photos nous n’en avons pas, c’est-à-dire plus, maman a bazardé toutes celles où il était, y compris dans les albums,
-Quels souvenirs as-tu alors ?
– Quelques images fugaces de rire avec mes sœurs et quelques moments pénibles. Oui une fois au bord de la mer ou de l’océan maman ne parlait pas mais elle regardait d’autres personnes sur la plage. Je ne sais pas qui, mais son regard était fixe et dur et me faisait peur. J’avais peur que ce soit de ma faute, que quelque chose soit de ma faute. Enfant j’avais toujours le sentiment que les autres et surtout ma mère ne regardaient que moi, comme si j’étais sur le point de faire une bêtise. Il faut dire que j’en faisais beaucoup. Enfin je ne sais pas la quantité, mais j’avais toujours l’impression que j’en avais fait une et que tout le monde le savait.
Il me semblait qu’elle était beaucoup plus bienveillante avec mes soeurs qu’avec moi. Ce qui est probablement faux puisque étant l’ainé elle me tirait vers le haut, alors que ceux d’après ont un air de déjà vu. C’est le souci des familles nombreuses avec un couple unique. A part le premier et le dernier, tous les autres ont du mal à trouver leur place. A tel point qu’une voisine s’appellait Sixième, c’était son prénom et sa place dans la fratrie. J’ai dit que pour les aînés c’était plus facile, oui, mais à condition de prendre des risques.
J’ai toujours eu cette contradiction, Faire un truc sachant que c’est pas terrible et le faire quand même. Comme une espèce de provocation pour me prouver que j’en suis capable et en même temps une envie de me faire taper dessus. Mais en fait ce n’est ni masochiste ni schizophrène parce que dans pas mal d’occasions j’ai bien fait d’entreprendre plutôt que rester à attendre. Car il faut oser prendre l’initiative, la tendance générale est d’attendre en disant que ce n’est pas le moment, que l’on verra plus tard, ce qui engendre des situations assez inextricables. Mais, bien sûr, mon activisme ne marche pas à chaque fois.
Du coup maintenant avant de prendre une initiative j’essaie de me poser la question : est-ce que c’est ce qui convient, est ce n’est pas une grosse bêtise ou le genre de truc qu’il ne faut pas faire. Mais ça ne suffit pas parce qu’il y a, sous-jacente, l’impulsion pernicieuse de ne pas rester sans rien faire. C’est vraiment difficile à supporter, l’immobilisme. Je suis alors assez tenté de faire quelque chose qui est souvent n’importe quoi, voire contre-productif.
-Tu sais je partage moi aussi ton ressenti. J’ai eu et même encore ces doutes permanents. J’ai même créé un adage pour ces situations : « plus on est pressé moins il faut faire vite », oui dans l’urgence il faut aller sûrement ce qui est le contraire de rapidement. C’est paradoxal et pourtant facile à comprendre. Si vous avez un rendez-vous pour lequel vous n’êtes pas en avance, voire en retard, vous pouvez accélérer à fond au risque d’avoir un accrochage qui là vous mettrait carrément hors-délais. Il vaut donc mieux conduire prudemment et sûrement, quitte à perdre deux minutes pour prévenir que vous aurez un peu de retard. Clairement un évènement, anodin dans des conditions normales, peut prendre d’énormes proportions dans des situations d’urgence, genre, la nuit, faire tomber la clé, au moment d’ouvrir le local dans lequel il y a l’extincteur. Et c’est vrai aussi pour des évènements sans immédiateté, genre conflits industriels, familiaux ou guerriers. C’est celui qui craque le premier en précipitant les choses qui encourt le plus de dégâts.
-Nous c’est clairement une guerre familiale. Ce que tu dis me rassure un peu, mais je reviens à mes bribes de souvenirs. Tout ça pour dire que c’est après qu’il soit parti que la tension est montée d’un cran, car en fait il ne s’est pas tellement éloigné, il est resté autour de nous comme une ombre, un pointillé de traces qui nous empêchait d’être tranquille. Je ne te l’ai peut être pas dit mais c’est cette pression qui a rendu maman malade. Bien sûr elle en a toujours caché l’origine, prétextant des difficultés de plus en plus grandes à marcher. Et Taqui avait raison de se douter qu’il fallait voir un spécialiste. Comme tu le sais Taqui est très fine, elle sent les situations, un peu comme toi. Mais maman ne tient pas tellement compte des avis de sa fille, à cause probablement d’un certain égoïsme qu’elle manifeste en pensant beaucoup à elle.
-A vrai dire tout le monde devrait faire ça : penser d’abord à soi, tout au long de sa vie. Clairement il n’y a rien de plus honteux que de donner sa vie pour ceux que l’on aime. C’est une maxime débile du champ politico-religieux comme dirait Pierre Bourdieu. C’est simple, quand vous perdez la vie vous perdez du même coup tout moyen de faire quoi que ce soit à qui que ce soit. En plus rien ne prouve que celui pour qui vous donnez votre vie en soit content ou au moins l’apprécie. Fondamentalement votre vie ne vous appartient pas, vous ne l’avez pas créée ni achetée, non on vous l’a donnée. C’est un cadeau et vouloir s’en défaire c’est bafouer ceux qui vous l’ont fait. S’il fallait un propriétaire de votre vie ce serait d’abord ceux qui vous ont donné la vie. Vous n’êtes qu’un usufruitier de votre existence, avec pour seule mission de faire le même cadeau à d’autres.
Bien sûr il ne s’agit pas de ne penser qu’à soi. C’est de l’égoïsme, complètement improductif car il vous coupe de tous les autres qui sont chacun une partie de nous même, une parcelle de notre humanité et dont nous avons besoin pour exister. Mais c’est le mal du siècle. L’individu, en tous cas quelque uns, est en train de vouloir s’affranchir de l’humanité, de l’espèce, du groupe pour inventer des prototypes de la réussite immanente. L’invention du « self made man » qui était peut-être à l’origine la désignation de quelqu’un qui ne devait pas tout à sa famille et à ses ancêtres est devenue une rupture avec l’ascendance, comme si rien ne devait plus être accordé ne serait-ce qu’à ses propres parents. Et pour autant, la tendance à la préservation du patrimoine financier familial est une des clés de voute de nos sociétés dite développées. Ça a d’ailleurs été le cas dans presque toute l’histoire, mais avec la valeur famille au centre du dispositif. Dans ce contexte, les conflits et les alliances étaient entre des groupes et des lignées. Ils n’étaient pas uniquement liés à un seul individu.
Penser à soi c’est avant tout se protéger, physiquement d’abord, non pas pour vivre vieux, ça ne se décide pas, mais pour être disponible pour les autres. Ce n’est pas en mauvaise santé que l’on apporte la moindre aide aux siens, au contraire, on crée du souci et de la perte de temps. Et mentalement ensuite, ce qui est un peu plus difficile, car il faut apprendre à penser par soi-même. Pour cela il faut un subtil équilibre entre sociabilisation et monachisme. Plus clairement il convient d’être assez intégré dans la société pour en percevoir les ferments, l’apport des autres et les évolutions en cours et en même temps en être assez indépendant pour laisser se combiner dans sa tête les idées que procure sa propre réflexion avec celles influencées par l’extérieur. De ce mélange naît la possibilité de se forger sa propre opinion.
Quand je dis votre opinion personnelle, ce n’est pas du tout votre avis, comme dans un sondage. Des avis tout le monde en a et sur tout : François dépense son argent pour rien, Adèle a grossi, l’Antarctique est moins froid qu’avant, la corruption gagne en RDC. Non, ces avis-là ne sont que le reflet de ce que vous distillent les médias à longueur et largeur de journées. C’est d’ailleurs une des premières mesures de protection à prendre que de couper tous liens avec les télés qui ont comme seul but de dire aux spectateurs ce qu’il faut qu’ils pensent. Car, contrairement à ce que croient une majorité de gens, l’info n’existe pas. Je veux dire l’info brute, directe, vraie c’est un leurre, car une info ce n’est pas du tout une photo, c’est la toute petite partie de l’image détourée de tout ce qui l’entoure, c’est comme si vous voyez un éclair, ou entendez un coup de tonnerre. L’éclair est si lumineux qu’il efface tout ce qui l’entoure et le tonnerre est si bruyant que l’on n’entend que lui. Mais un éclair n’est pas une info, pas plus qu’un roulement de tonnerre. C’est du bruit ou de la lumière, il n’y a aucune information là-dedans. Pour reprendre l’exemple cité plus haut, Adèle a grossi est peut-être une info, mais pas une information. Il se peut qu’elle ait grossi sans raisons, auquel cas l’info ne veut strictement rien dire. Si maintenant, il s’agit d’une grossesse, d’une dépression, d’un régime ou d’un traitement médical, on aimerait bien le savoir.
-C’est exactement la posture de Taqui, elle ne croit pas ce qu’on lui dit, elle cherche ce qu’il y a dessous. Tu l’as remarqué, Sazak est presque à l’opposé. Cependant, elle non plus ne croit pas ce qui est dit mais elle ne va pas plus loin, un peu comme si elle s’en fichait, tout au moins tant que ça ne la concerne pas personnellement. A mon idée, elle s’en fiche parce qu’elle est portée par une onde de force qui lui fait ignorer, voire mépriser les contingences extérieures. Peut-être cette onde est-elle à double tranchant, bouclier pour les atteintes façonnées par la société, mais maigre parapluie troué pour les flèches familiales et personnelles.
-Et justement elle commence une aventure personnelle avec Timor. Mais moi je la trouve très mûre et il me semble qu’elle le rassure et lui il en a besoin. Mais tu me dis que cette maturité est superficielle ?
-Non, ce n’est pas tout à fait ça. En fait elle s’accompagne d’un certain détachement qui peut donner l’impression de ne pas vouloir être touchée. Comme si fermer les yeux sur une partie de la réalité, la supprimait. C’est cela qui parait donner un sentiment de faiblesse, mais dessous la coque est solide,
-Je vois, mais tu ne m’as pas parlé de ses relations avec votre père,
-Aïe, ça fait partie du problème. On pourrait dire que Sazak n’a pas pris parti. Sa sœur s’est rebellée contre les deux parents sans distinctions et sans ambiguïtés. Sazak a été plus mesurée. Elle a accompagné sa mère dans son conflit, sans la critiquer, mais en approuvant mollement ses griefs contre son mari. Ca ne ressemble pas à une simple mesure de défense et de protection contre l’extérieur puisqu’elle reste d’une disponibilité surprenante autant avec moi qu’avec sa sœur et sa mère. C’est vraiment une caractéristique de Sazak d’être un peu au-dessus du monde qui l’entoure. Pas en dominante, c’est vraiment pas son genre, plutôt en inaccessible, oui ça existe. C’est toujours surprenant de trouver des gens qui peuvent dissocier leur vie et leurs sentiments. Enfin pas complètement, mais en tous cas leurs sentiments apparaissent peu, restent brouillés et semblent ne pas interagir avec le quotidien,
-En fait elle ne veut pas être concernée, c’est ça ?
-Oui le résultat c’est ça. L’origine de ce comportement est plus difficile à cerner. Ce n’est pas un manque de sensibilité et d’affect, car elle réagit au quart de tour devant une injustice ou une violence, mais ça ne ressortit pas non plus de la colère, de la jalousie ou de la vengeance, c’est comme un devoir qu’elle fait consciencieusement. D’ailleurs sa force vient de là : faire les choses parce qu’il faut les faire et non pas parce que l’on y croit,
-Bon sang de bois, surprise surprise, c’est une notion que je pratique tout le temps : ne pas croire. Les croyances sont dévastatrices. Moi je ne crois pas que le jour va se lever demain matin, je sais qu’il va se lever, ça fait une grosse différence. Aujourd’hui nous avons accumulé suffisamment de savoir pour ne plus donner prise à la terreur de l’inconnu dans laquelle nos ancêtres ont pu vivre. La création et l’entretien de croyances font partie de la panoplie des gouvernants. De nos jours il y a même des confusions volontairement entretenues, par exemple sur la crise climatique, pour décrédibiliser les apports des études scientifiques. Même le mot scientifique est sujet à caution à cause de la force de l’argent pour dévier les résultats,
-Oui je crois que ma soeur est là-dedans. Tu comprends pourquoi elle rassure ton copain, elle est presque insubmersible et ça rassure facilement son entourage. Il reste le problème de la confrontation avec du gros temps. Dans ce cas elle ne pourra pas totalement se distancier, il lui faudra prendre position et mettre les mains dans le cambouis. Et pour en revenir à ce que tu me disais, dans un couple il peut y avoir quelques tempêtes. Comment elle va régir c’est pour moi la bouteille à l’encre. Mais dis-moi, ton copain quand même c’est pas un mollasson, je veux dire il a du caractère même s’il est enclin à douter de ce qu’il fait, ce qui pourrait être tout à son honneur. Parce qu’il faudra qu’il soit à la hauteur des réactions de Sazak, en cas.
-Oui il existe pas mal, il y a seulement qu’il ne sait pas trop ce qu’il veut. Par exemple avec Sazak il doit être en train de se dire : où est-ce que je vais, que pense- t-elle vraiment de moi, elle est trop bien pour moi. Et c’est pareil pour le boulot : beaucoup de questionnements sur l’intérêt, la compatibilité avec ses idées, les perspectives, ce qui ne l’empêche pas de bien faire son travail, mais lui met des interrogations récurrentes à fleur de peau. Alors en cas de coup de mer comme tu dis, je suis presque certain qu’il réagira, ni bien ni mal, non, mais avec une réaction personnelle et Sazak ne sera pas déçue,
-Cette fois c’est toi qui me rassure. Ok, bon mais ce n’est pas le sujet. Je ne peux pas te dire grand-chose de plus sur notre histoire. Quant au fait qu’il revienne, là on peut en discuter. Et se prévenir, peut-être,
-Oui ce coup-ci il faut empêcher ce brouillard qu’il peut mettre autour de vous, de nous plutôt puisque, hier, il m’a envoyé, à moi aussi, le messager. Qu’est-ce que tu entends par se prévenir ?
-Oh c’est juste pour partager les infos afin qu’il ne nous surprenne pas parce que nous ignorons ce qu’il a dit ou fait aux autres. C’est drôle que tu sois dans le circuit, y a un truc qui m’échappe quand même. Tu ne l’as jamais rencontré que je sache,
-Ben non, ou alors je l’ai vu sans savoir que c’était lui. Par contre il est certain que lui me connaît, mais je ne sais pas très bien comment. Sûrement au moment où j’ai fait la connaissance de ta mère, puisqu’il était lui aussi dans le secteur. Pourtant je me suis beaucoup promené avec elle et elle n’a jamais semblé reconnaître quelqu’un. C’est vrai qu’elle marchait la tête baissée pour surveiller ses pas,
-Oui il te connaît sûrement et le fait que ce soit toi qui as reçu le messager veut bien dire que tu es en première ligne. Qu’est-ce que tu proposes ?
-D’abord je crois que je vais rentrer à la maison, ensuite je vais réfléchir, enfin il faudra sûrement que je voie ta mère. Comme tu peux le constater c’est pas un programme guerrier, en tous cas pour le moment. Bon on peut quand même se dire que l’on se prévient si… si quoi au fait ? oui pour commencer il faut échanger sur la moindre inquiétude, même si c’est un peu prématuré, pour éviter qu’il puisse se retrouver seul avec l’un d’entre vous, de nous quoi. Évidemment le risque c’est que notre vigilance s’émousse s’il ne se passe rien à chaque fois que nous nous mobilisons. Mais nous évaluerons ce risque au fur et à mesure, en espérant que ça ne dure pas trop longtemps quand même,
-Bon ok, mais il faut que je prévienne maman et les sœurs, je sais quoi leur dire, mais pour le résultat je ne sais pas trop quelles seront leurs réactions, enfin surtout Taqui,
-Si ta maman est là, je pourrai peut-être la voir tout de suite,
-Oui elle est sortie faire une course et doit revenir.
Effectivement au même moment Vienna rentre et vient nous dire bonjour. Nous buvons un sirop et en lui demandant de ses nouvelles je lui dis : est-ce que je pourrais vous parler cinq minutes ? Elle répond :
-Bien sûr allons dans la salle à manger nous serons tranquille,
-Je ne veux pas vous déranger, mais compte tenu des évènements, pourriez-vous me parler de votre ancien mari,
-Oui pourquoi pas, je le fais d’autant plus volontiers qu’il m’a semblé trouver en vous une pensée assez compréhensive. En tous cas suffisamment pour pouvoir évoquer des notions assez subtiles que les hommes en général ne saisissent pas,
-C’est peut-être un peu hâtif mais je vous remercie de votre confiance,
-Comme évènements vous pensez à sa présence autour de nous ?
-Oui il était là il y a peu et il semble vouloir revenir prochainement, si ce n’est déjà fait,
-Je peux vous parler de cette présence que vous évoquez assez tranquillement. En fait c’est plutôt insupportable le mot qu’il faudrait utiliser. Pour moi il y a un mystère dans la pression qu’exerce cette présence. D’abord vous ne pouvez pas comprendre comment les femmes vivent dans une ombre, dans une enclave sans barreaux, mais dont on ne peut s’échapper. Pas uniquement l’ombre de leur conjoint mais surtout la couverture sociétale, le partage complètement arbitraire des rôles, des histoires et des devenirs. Vous savez, les femmes ne font pas partie de l’humanité. Elles vivent dans un sous-monde, l’île sous la mer inventée par les esclaves. Île aux frontières glissantes et dangereuses. Pourtant ce sont elles qui génèrent, qui font, qui construisent l’humanité, enfants après enfants, une humanité dont elles ne font pas partie. Elles naissent femmes et sont conduites au fil des ans sur le chemin de la différence et de l’exclusion pour s’établir, se cantonner dans l’espace délimité qui leur est attribué. Le monde se déroule autour de cet espace sans qu’elles puissent y intervenir. Très vite, pour la plupart, elles n’ont même plus envie d’y participer. Non pas qu’elles aient peur ou qu’elles ne sachent pas ce qui se passe, non c’est par manque d’intérêt qu’elles s’abstiennent. Il faut dire que les affaires des hommes manquent un peu de subtilité, d’attrait et de variété. Le monde des hommes est fait de discours, d’ivrognerie, de violence et de mensonges. Rien de passionnant là-dedans. Pourtant les hommes s’y complaisent surtout par facilité, par lâcheté. Car les hommes ne sont pas courageux, mais grégaires, immensément peureux, toujours prêts à se planquer derrière le voisin pour qu’on ne les voie pas. Tout au long de l’histoire certains, quand même, ont alerté sur les limites de ce fonctionnement de faiblesse sans noblesse. Ils ont ouvert des portes, indiqué des pistes mais bien plus nombreux encore sont ceux qui ont bouchés ces ouvertures et ramené le troupeau dans l’ornière de la médiocrité. L’homme aime l’ignorance, la fange, les non-dits et il sent mauvais. Pas seulement corporellement surtout idéologiquement, ses idées pourrissent en lui par asphyxie, manque d’air et de renouvellement. Dans leur tête le ménage n’est jamais fait,
-Il me semble que vous forcez un peu le trait, non ?
-Hélas non, Certes il n’est pas défendu de penser à soi, c’est même recommandé. Seulement penser à soi, ce n’est pas du tout aller se cacher quand il y a du danger ou manger la part des autres sous prétexte qu’il n’y a plus rien en magasin. Ce n’est surtout pas boire un coup avec des copains. Cette cérémonie est le remède universel à l’angoisse des hommes. Et justement ça les empêche de penser. Penser à soi c’est presque impossible pour un homme car il lui faudrait imaginer qu’il existe, qu’il n’est pas qu’un morceau du groupe, mais aussi une force unique, petite mais irremplaçable dont l’emploi ne dépend que de lui. Il n’y a pas le monde des hommes et le monde des femmes. Cruelle découverte pour les femmes de s’apercevoir qu’elles ne sont pas un morceau des hommes, parce que hors du monde des hommes il n’y a rien. Il n’y a que le monde des hommes et il nous faut vivre là-dedans. Vous comprenez alors pourquoi les femmes aiment la société des femmes. Elles peuvent y parler des choses importantes, des enfants, des parents, de la disette ou de l’abondance, importantes pour elles mais aussi importantes pour l’humanité. Paradoxalement les hommes se fichent de l’humanité. Ils ont plutôt la préoccupation de la démolition des autres comme solution à tous les problèmes. Nous l’avons encore vu avec la crise du virus où la haine des non-vaccinés a pris les accents d’une extermination. Bien sûr les hommes ne sont pas fiers de ça alors ils n’ont qu’une seule idée en tête : oublier. Et aussi faire oublier, s’abrutir dans l’oubli partagé qui recouvre la vie d’une glaire épaisse et collante. Pour cela ils ont inventé la justice et même l’immanence de la justice, qui n’est pourtant qu’une machine à générer de l’oubli, de l’effacement de la destruction des preuves de son incorrigible couardise. L’homme n’est pas reluisant. Malheureusement pour elles, dans ce terrier malodorant, luisent les femmes comme des feux de naufrageuses sur lesquelles ils viennent se jeter, s’écrouler plutôt dans la fatigue de la jouissance. Jouissance perpétuellement renouvelée avec la même ou avec d’autres mais jamais saisie, jamais durable, jamais accomplie ni apaisée. Depuis toujours le plaisir n’est que masculin, il n’est jamais féminin hors celui de donner, donner du plaisir, chemin qui conduit à donner la vie. Les femmes subissent cette domination avec courage jusqu’à l’emprise, le carcan qui les bâillonne en mettant partout des pièges et des interdits incompréhensibles et intouchables puisque seulement liés à la présence de l’homme à son côté. A ce moment-là elles ne parlent plus elles aboient comme le plus délaissé des chiens qui gémit sans raison en attendant son maître. Et cette emprise les écrase, les annihile, les raye de la carte du tendre, carte dont la recherche n’aboutit jamais. C’est alors que surgit l’autre homme, l’amant sur lequel elles se jettent comme sur un radeau de survie sachant bien que tout cela est éphémère mais quand même quelle joie de bafouer le tortionnaire, de lui infliger une blessure virtuelle. Peut-être même est-il jaloux, rongé par le doute n’osant pas en parler parce que là il ne s’agit pas d’un match de foot, mais d’un ring sur lequel il prend des coups sans pouvoir les rendre, à moins de taper sur sa femme, ce qui est d’abord une maigre revanche et tristement méprisable.
Et l’amante n’est pas l’antibiotique de l’amant. D’ailleurs si vous offrez à un homme le choix entre une soirée avec des copains et une nuit avec miss Univers, il choisira toujours les copains, prétextant que la miss, tu comprends, je la connais pas, il faudra lui parler, écouter, être gentil voire galant, tout ça pour un ou deux coups qu’on peut avoir pour rien et quand on veut avec sa femme ou une collègue,
-Est-ce que je dois comprendre que vous avez eu des aventures et été battue,
-Ni l’un ni l’autre, d’abord je n’ai jamais eu de coucherie avec d’autres hommes et ensuite il n’a jamais porté la main sur moi, seulement les yeux. J’ai mis deux ans à comprendre que j’avais un mari qui ne parlait pas et qui ne cherchait pas à s’exprimer à part dans le regard. C’est principalement ce regard qui est devenu cette présence étouffante que j’ai commencé à dire un peu. Bulan était déjà né et j’ai eu tendance à être craintive. Ce n’est pas mon genre, vous le savez, mais quand vous prenez conscience que vous vous êtes imposé des barrières, des frontières juste pour ne pas rencontrer l’hostilité comportementale de votre conjoint, vous découvrez la cage que vous avez construite au fil des jours et dont vous ne savez pas comment sortir. Il n’y a que des fenêtres et pas de porte. J’ai tenu encore plusieurs années, mais repliée sur moi-même et mes enfants, et avec une distanciation croissante avec mon mari qui devient même une figure statufiée qui vous observe et vous juge à chaque instant. Même le réconfort des autres femmes est de peu de bienfait car vous transportez votre cercle fermé avec vous, partout, même la nuit même chez des amis, même à l’hôtel.
-Mais du coup vous avez quand même eu d’autres enfants,
-Oui Sazak et Taqui sont nées dans ces années-là. Vous vous demandez, peut être, comment il a pu se faire, malgré mes sentiments, que mon mari vienne dans mon lit. C’est tout simplement que les hommes vous prennent quand ils en ont envie et que pour une femme mariée c’est impossible de se refuser. Même en demandant le divorce, même en déménageant, même en criant au secours…d’ailleurs à qui demander de l’aide quand l’opinion est établie que les affaires de couples ne regardent personne d’autre que les intéressés. C’est le mantra de base de l’oppression politico- religieuse dans laquelle nous vivons : si les femmes souffrent c’est parce que le monde est cruel, ce n’est pas la faute des hommes. D’ailleurs, comme vous l’avez compris il ne vivait pas avec nous, enfin de moins en moins. C’est comme cela que s’est installée cette présence à la fois absente et pesante,
-Mais ça fait un moment que vous êtes dans le Languedoc,
-Oh oui presque trois dizaines d’années. C’est devenu plus vivable, mais la pression était toujours là et les enfants ont commencé à faire partie du problème. Taqui a toujours contesté cette présence/absence du père mais Sazak beaucoup moins, non pas qu’elle ait eu plus de relations avec son père, mais par manque d’intérêt pourrait-on dire. Par contre elle m’a toujours soutenu sans critiques, car il est certain que mon comportement a certains aspects répréhensibles dans le sens où je me faisais mal à moi-même en entretenant quelques ambiguïtés. Mais ces ambiguïtés m’ont permis de me protéger des autres hommes, car l’espèce est nombreuse, ce qui est toujours difficile vous le savez,
-Il me semble quand même que vous ne mettez pas tous les hommes dans le même sac,
-Non bien sûr d’abord il y a des exceptions et ensuite avec le temps on apprend un peu le mode d’emploi. Je suis effarée et aussi ulcérée de la manière dont les mères livrent leurs enfants en pâture aux hommes, sans la moindre transmission de connaissance, comme si « n’oublie pas ta pilule » tenait lieu de sauf-conduit. L’expérience justement enseigne principalement que les hommes n’ont pas confiance dans les femmes, ce qui est la même chose que de dire qu’elles sont plutôt traitées comme des retardées auxquelles il faut prêter attention. Une position un peu entre les jeunes et les enfants. Cette idée de supériorité vient seulement de l’absence de partage des tâches, vu que les hommes font tout ce qui est important pour eux, choisir le travail, la maison, la femme, les copains, les vacances, le vin et la voiture. Le reste est assez secondaire et peut être confié à n’importe qui. Il est donc de première nécessité que les femmes comprennent que les hommes ne servent à rien et qu’il n’y a aucun intérêt à être leurs esclaves, même avec des récompenses,
-Oui mais pour les enfants par exemple, les hommes ont un rôle à jouer,
-De quel rôle parlez-vous ? Quand les femmes comprendront que les hommes tuent les enfants qu’ils leur font, alors oui il sera temps de parler. En attendant honneur aux guerres, aux famines, aux violences, oui que l’horreur continue dans l’indifférence et la honte. Quelle hérésie peut pousser l’humanité à mépriser sa descendance au point de l’envoyer régulièrement à la boucherie. Hélas les hommes font le raisonnement inverse du sens commun en essayant de produire autant de guerriers que possible pour pouvoir les utiliser à leur guise. Clairement, les hommes sont une espèce malfaisante que l’on laisse encore diriger le monde. Évidemment, je ne connais pas la solution ni même s’il y en a une, puisque nous sommes en train de découvrir le problème. Avant, les hommes étaient tout aussi dangereux et remplis de mauvaises intentions, mais avant il n’y avait pas d’armes de totale destruction et les conflits étaient localisés. Maintenant toutes les guerres sont mondiales et préparent l’affrontement d’une moitié contre l’autre. Ce qui est sûr c’est que compter sur les femmes pour mettre fin à cette tuerie organisée c’est vraiment un peu facile et lâche. En plus les solutions ne peuvent venir que de la sphère où le problème est né. Les hommes ont inventé cette manière de faire, c’est à eux d’y remédier. Même les animaux n’ont pas ces égarements. Certes ils se battent et même violemment mais il n’y a jamais eu ces bains de sang fratricides dont notre histoire est envahie. Il y a sûrement quelque chose que les hommes n’ont pas compris et qui met en danger leur propre survie. Et celle des femmes par la même occasion ce qui pourrait expliquer qu’elles finissent par s’emparer du problème. Mais c’est vraiment limite et ça ne peut qu’avoir du mal à marcher,
-Je partage complètement l’aspect nouvellement mondial des guerres et la nocivité des armes modernes. Par contre je me pose beaucoup de questions sur l’évolution du rapport à la mort et sur les récits historiques de massacres. Vu la vitesse hallucinante à laquelle sont réécrites les périodes récentes et même celles que nous avons connues, comme hier la guerre d’Algérie ou aujourd’hui les gilets jaunes, j’ai les plus grandes réserves sur les récits du passé. Tant pour la description des rapports humains que pour les nombres évoqués,
-Cependant certains faits se sont produits dont nous pouvons tenir compte comme l’arme atomique de la dernière guerre au Japon. C’est arrivé deux fois et il est certain que ça arrivera encore,
-C’est sûr, c’est pour cela que je m’intéresse aux déviances en devenir de la période actuelle, car dès que l’histoire arrive, elles sont balayées. Il faut détecter les germes de dérive en cours dans ce que nous avons sous les yeux, certains parlent de bas bruit mais ce n’est qu’un élément du jargon technocratique. Pour moi il y a deux composantes à considérer : d’une part que la guerre Est-Ouest ne s’est pas arrêtée en 45, ni en 91 avec la disparition de l’URSS. Elle dure toujours avec un élargissement à tous les plans, militaire bien entendu mais aussi économique, culturel et médiatique. D’autre part, la dangerosité croissante des armes. Contrairement aux discours mensongers des politiques nous sommes en guerre, l’Europe est en guerre. Nous sommes toujours en guerre, alors que l’on ne nous vend que des messages de paix, de bien-être et de consommation ronronnante,
-Est-ce que vous ne vous éloignez pas un peu des femmes et des rapports avec votre ex ?
-Un peu mais nous venons de faire un détour utile par le souvenir, car, comme vous le dites, rien n’est plus flou que la mémoire dont la sélectivité est effrayante dès le lendemain, Et cette sélection des souvenirs fait partie de mon problème. Non pas que j’oblitère complètement les mauvais moments ou au contraire les bons, mais je ne suis pas sûr de ce que j’ai pu oublier pour former mon jugement. Cela dit, ce jugement s’est fait au cours du temps et toujours dans le même sens, ce qui me rassure un peu. Et le résultat est sans appel : je mes suis fait avoir et cet homme est dangereux,
-Mais vous ne pouvez rien contre lui alors ?
-Que vous dire, moi je suis dans un cas général que connaissent beaucoup de femmes mais lui est vraiment un cas particulier,
-J’en suis maintenant convaincu et c’est pour cela que j’ai souhaité cette discussion avec vous. Il semble bien difficile de le maitriser, c’est-à-dire de l’empêcher d’agir à sa guise et de vous mettre dans une crainte permanente. Je pencherais plutôt pour que vous cherchiez surtout à vous protéger. Y compris en agissant sur vous-mêmes. Car une partie de son pouvoir tient à ce que vous ressentez et qu’il connait vos faiblesses. J’en ai parlé avec Bulan et nous allons nous prévenir les uns les autres de toutes ses initiatives,
-D’accord, mais vous ne savez pas quand ça commence,
-Ca commence tout de suite. Pour le moment je vais rentrer à la maison car il faut que je voie Timor. Bulan s’occupe de fonctionner avec vous et ses sœurs et moi avec Timor. Tous les moyens de communication sont bons entre nous.
Je dis au revoir à tout le monde et je rentre à la maison me demandant si Timor et Sazak sont toujours là. Je ne trouve ni l’un ni l’autre. Je mets donc en route un seul repas, pour moi, et me prépare l’apéritif que je vais prendre dans le jardin. En buvant à toute petite gorgée mon scotch, je fais le point sur ce que j’ai appris cet après-midi. Ils sont quatre et ont finalement quatre positions différentes. La plus claire est Taqui qui ne veut pas entendre parler de son père et refuse les circonstances atténuantes à sa mère, ensuite vient Bulan qui bloque avec le père et résiste, mais agit plutôt en rempart en essayant de comprendre sa mère. Puis l’on a Vienna tout en compromis avec une bonne analyse mais pas mal de faux fuyant. Il faut dire que c’est elle qui a supporté tout le poids de la relation de couple en continuant de protéger, même si ce n’est pas le bon mot, ses enfants. Et assez loin de tout ça se trouve Sazak que rien n’atteint tout au moins en apparence. Quant à moi je ne comprends pas très bien pourquoi je suis mêlé à cette salade. En plus Timor lui aussi est indirectement dans le coup via Sazak. Bon, au moment où je passe à table voila mes deux artistes qui se pointent les bras chargés. Vite je mets deux couverts de plus, pendant qu’ils me disent qu’ils ont pris une grande pizza, une bouteille de Bandol et un camembert. Je leur sers quand même un apéro pour finir le mien avec eux. Sazak reste au blanc et Timor au scotch qui, il faut le dire, te remplit la bouche et remonte sur les cotés même s’il est un peu fort en degrés.
En fait ils ont été au cinéma voir un western pas trop classique, Johnny Guitar, où le duel final est entre femmes, où le héro n’a pas de pistolets sauf à la dernière scène et où la petite femme têtue qui meurt a tout le long du film le même visage de haine bien trempée figée dans les traits. Ca me rappelle le temps où l’on pouvait aller au cinéma sans du tout savoir ce que l’on allait voir. C’était le Cinéac sous la gare St Lazare. On pouvait arriver n’importe quand puisque le spectacle était en continu avec les actualités, la pub, un Charlot, un Laurel et Hardy le tout durant une heure. On pouvait rester ½ heure ou 2 heures, comme on le voulait. J’étais bien jeune quand j’y allais puisque mes parents n’habitaient pas loin. Sa raison d’être officielle était l’occupation des personnes qui attendaient leur train pour Rouen ou Caen et ce n’était pas cher, mais je me rendais bien compte que c’était, aussi, un lieu de rencontre, car il n’y a pas que le cinéma pour passer une heure avant le départ de son train. On se mettait où on voulait, même si l’ouvreuse avec sa pile vous guidait un peu car c’était tout le temps plein. La théâtralité des actualités était sidérante puisqu’il s’agissait d’un commentaire off sur des images le plus souvent internationales, mais avec toujours la même voix. J’y voyais la fête d’octobre munichoise ou le tour de France cycliste, peut être toujours le même mais avec un suspense hallucinant car le montage et les commentaires associés n’avaient que ce but : créer l’évènement.
C’était l’époque où le cinéma devenait une industrie florissante, c’est-à-dire un business qui rémunère à fond les investisseurs, tout le reste s’appelle crise. Certes, depuis, les réseaux ont remplacés le jackpot des salles qui disparaissent peu à peu.
Nous nous mettons à table dans une humeur joyeuse qui m’incite à tenter le coup d’interroger Sazak sur son père. Elle botte en touche, j’aurais du m’y attendre vu ce que je sais d’elle, mais elle m’alerte sur le danger qu’il représente. Sazak n’a aucune illusion sur le but qu’il poursuit à savoir la destruction des membres de cette famille, de sa famille. Je découvre que c’est cette lucidité qui la protège et l’éloigne du lieu du combat, contrairement aux autres membres de la famille qui sont complètement dedans, en essayant maladroitement de faire la part des choses, c’est-à-dire de dtenir compte de tous les membres et non d’un seul. C’est un principe général de fonctionnement des ambitieux que de cacher leurs véritables objectifs, afin de maintenir tout le monde dans un flou qui leur permet, en les leurrant, de progresser lentement mais surement. Ainsi seuls ceux qui découvrent les vrais objectifs de ces gens là sont en mesure de s’en protéger. Seulement si son père est vraiment comme ça, c’est la bérézina assurée, dans le sens où il est beaucoup plus motivé que nous qui ne cherchons qu’à l’éloigner. En riant Sazak, se lève, va chercher la pizza dans le four et la discussion dévie vers la table et nos assiettes. Feu de bois contre four électrique ou microwave, ça part dans tous les sens. Etant un inconditionnel du feu de bois, je me prête volontiers à ces enchères en me disant qu’il me reste quand même à avoir un entretien avec Timor. Il doit bien être au courant de quelque chose mais Sazak n’a pas du l’inquiéter le moins du monde. Je ne dis pas que Timor est naïf mais en tous cas il ne voit pas le mal. Il est clair qu’une Sazak extraterrestre aurait du mal à s’entendre avec un grincheux hypocondriaque. Mais un Timor sans mauvaises idées et un peu planant peut coller. Cependant je me pose une question : est ce que je dois voir Timor seul ou avec Sazak. Je ne sais pas. Les deux hypothèses ont chacune leur mérite et c’est un peu le hasard qui va décider. En tous cas pas ce soir car tout le monde va se coucher.
***
Lever de rideau en douceur. On se retrouve pour le café, eux en pleine forme, et moi un peu zombie, les yeux encore vague de tout ce que j’ai ruminé pendant la nuit. A vrai dire ce n’est pas la nuit mais uniquement le matin que mon esprit s’agite pendant les minutes de somnolence successive avant le réveil. Et c’est à ce moment là que mes soucis ou problèmes de la veille trouvent leurs solutions. Ma nuit fonctionne comme un tunnel dans lequel j’introduis le soir les problèmes à résoudre, aussi bien techniques que relationnels et le matin j’ai la solution ou tout au moins une progression de la situation. C’est étrange et j’en suis le premier surpris puisque personne ne m’a encore fait part de la même chose. J’ai le sentiment que ce sommeil éveillé du matin est fait d’un nombre incalculable de répétition de séquences de phrases identiques de quelques mots, comme si quelque chose tapait contre ma pensée en voulant sortir. Il me semble que j’essaie de briser ce lancinant leitmotive mais il revient toujours et d’un seul coup devient une idée claire du genre « il faut le démonter pour le redresser » dans le cas d’un problème mécanique ou « ne rien faire avant d’avoir eu Françoise »pour un souci relationnel.
Depuis longtemps je me demande comment cela fonctionne et je n’ai que quelques petits fragments de quelques bribes, ce qui en fait pas beaucoup. Quand même j’essaie de m’expliciter au maximum le problème posé pour que toutes les données, composantes, contradictions et toutes les facettes soient bien présentes dans ma tête. Ce décorticage est un travail de jour et assez conscient. D’autre part je pratique le plus possible l’enregistrement continuel de ce que j’ai vécu avec les résultats des actions ou inactions passées. Bien sûr, il n’est pas question de se souvenir de tout, d’ailleurs il y a beaucoup de choses que j’oublie et comme je l’ai dis la mémoire est par essence volatile. Mais les sensations psychologiques provoquées par les événements sont retenues plus facilement car elles consistent en impressions vécues dans tout le corps, pas seulement le cerveau, et non en mots ou nombres qui ont du mal à ne pas vaciller dans le souvenir.
A la dernière gorgée de café je me tourne vers Timor pour lui demander son programme. Ils ont pas mal de trucs à faire aujourd’hui, y compris quelques replâtrages dans une cloison chez Bulan, car Sazak aussi est assez bonne en petite maçonnerie. En disant qu’ils repasseront ce soir, ils s’en vont en marchant tranquillement.
Je fais un peu de rangement quand j’entends frapper à la porte. C’est mon cinéaste pénible qui se tient là en me disant :
-Bonjour monsieur,
-Bonjour,
-Ca y est j’ai décodé toutes les observations faites il y a quinze jours et j’ai des nouvelles pour vous.
Sans grand enthousiasme je le convie à entrer et nous nous asseyons autour de la table de la salle à manger. Par habitude plus que par courtoisie je lui demande s’il veut un café et sa réponse est non merci. Alors je lui dis :
-Bon, je vous écoute,
-Voila, pour commencer par les choses simples, vous avez les pieds plats et une démarche di-symétrique due probablement à une rupture de tendon d’Achille, gauche je pense. Cependant vous compensez en vous tenant plutôt en arrière, ce qui par contr- coup fait ressortir légèrement votre ventre,
-Ah oui je vois vous faites dans la posture, mais je ne fais pas carrière dans le cinéma alors c’est quoi l’intérêt, enfin pour moi,
-Moi non plus je ne fais pas de cinéma et comme je vous l’ai déjà expliqué je suis le miroir en mouvement que les gens ne peuvent pas avoir avec eux, je suis le regard des autres,
-Bon continuez, puisque vous êtes là,
-Je finis sur votre allure qui est, globalement, un peu lourde, accentuée par le fait que vous marchez lentement. Par contre vous avez une tête de ministre et certains doivent vous saluer de loin au bénéfice du doute,
-Vous en avez encore beaucoup des bêtises comme ça, parce que je ne sais pas ce que vous voulez que je fasse de vos analyses,
-Oui ce sont bien des analyses d’images et de sons et vous en faites ce que vous voulez. Ensuite il y a l’analyse comportementale avec ses paramètres psychologiques,
-Ouh là !, je sens que ça va être long, parce que moi aussi j’aurais deux ou trois trucs à vous expliquer,
-Chaque chose en son temps. La première composante chez vous c’est l’absence d’inquiétude. Non pas que vous ne sachiez pas ce qu’est la peur, mais simplement vous n’avez, a priori, aucune appréhension envers les gens et les choses. Cela donne à vos mouvements une grande sobriété avec par exemple une respiration juste minimale pour alimenter votre organisme qui est presque tout le temps au repos, et aussi durant vos déplacements vos yeux restent fixés au loin et non sur vos pieds. Signe que vous n’êtes pas sur la défensive ou que vous ne vous préparez pas à des obstacles. Cette disposition est évidemment à double tranchant puisque quelqu’un ou quelque chose peut profiter de cette absence de vigilance pour vous agresser. Mais ce n’est pas la chose à laquelle vous vous préparez, au moins dans des conditions normales. Visiblement cette tranquillité vous permet de regarder ce qui vous entoure avec une grande pertinence. Vous percevez sur les autres sûrement beaucoup plus d’information que la moyenne. Cependant il y a un défaut dans votre vision, c’est que vous projetez sur chaque visage une ressemblance, un type, non pas racial mais dans la forme et l’expression des yeux. D’une certaine manière, vous recherchez des têtes qui vous ressemblent et il y en a. Bien sût vous analysez aussi l’ensemble du corps de chaque personne avec là aussi une typologie visiblement basée sur un panel assez large, tout au moins pour les blancs. Hélas pour vous, les asiatiques et les africains restent opaques sauf pour l’enveloppe générale,
-Comment avez-vous pu inventer tout ça ?
-Aucune invention, simple observation et décodage avec l’expérience acquise sur de multiple cas validés petit à petit. Nous vous faisons bénéficier d’une rare expertise, tout le monde n’a pas cette chance,
-Mais je n’ai rien demandé, si vous vous souvenez c’est vous qui êtes venu me proposer ce sketch,
-C’est exactement le cas, vous avez la chance d’avoir quelqu’un qui vous a coopté,
-Et maintenant il est possible de savoir qui ?
-C’est difficile mais pas impossible, ça ne dépend pas de vous, enfin un peu,
-Et c’est quoi ce un peu qui dépend de moi et tout ce reste qui n’en dépend pas ?
-Il y a une personne de la famille de vos amis qui a une position clé et qui ne sait pas encore quelle attitude adopter à votre égard,
-C’est maigre et je suppose que c’est tout ce que vous avez à me dire,
-Non, je vous laisse un rapport complet avec les analyses détaillées, vous y trouverez ce que je viens de vous dire sur votre allure, votre comportement et de multiples autres éléments dont j’espère que vous ferez bon usage. N’hésitez pas à y revenir de temps en temps pour vous découvrir par strates successives,
-Au moins il y a vos coordonnées dans ce rapport ?
-Pas exactement, mais il y a une procédure pour que je puisse vous recontacter à votre demande,
-En fait vous avez une mission pour le compte de quelqu’un et vous l’exécutez bêtement ?
-Non pas bêtement mais plutôt scrupuleusement c’est ça et, contrairement à ce que vous pensez, je peux vous dire que vous n’avez pas que des ennemis,
-Ah bon j’ai aussi des amis alors,
-Mais oui. Hélas je n’ai pas d’autres éléments. Maintenant, avant de vous laisser, je vais enlever les dernières caméras, y compris celles que j’ai mises dans la rue et qui m’ont été très utiles,
-Ah bon alors vous m’avez filmé jusque dans la rue, c’est un peu fort ça. Mais vous filmez tout le monde en fait ?
-Non uniquement les gens qui passent et il n’y en a pas tant que ça,
-Ne faites pas le malin, vous voyez très bien ce que je veux dire,
-Oui pas de problème, en tous cas pour moi. Bon courage et à bientôt.
Le rapport à la main, je regarde partir ce drôle d’énergumène dont je ne comprends pas tout à fait le rôle par rapport à Vienna et sa famille, mais dont je suis certain de l’implication.
Je me prépare à déjeuner seul, ce que j’aime beaucoup en fait, non pas tant pour le menu qui ne me change pas trop des repas à plusieurs, mais pour le libre cours de ma pensée qui peut divaguer à son aise dans tous les recoins de mon esprit. C’est open bar dans le moutonnement de la pensée chevauchante qui bondit de bosses en creux fertiles avec zigzag et passage du coq à l’âne. Longue pâture, presque insuffisante, pour un esprit dévalant son énergie et ses sauts de carpe hallucinée.
Il est vraiment difficile de totalement contrôler son esprit, par exemple, pour le concentrer sur une idée. Il a toujours tendance à chercher à s’échapper par des déclics et des associations que je suis bien en peine d’anticiper. A l’inverse, vouloir changer de sujet est parfois impossible car il revient toujours à son fil conducteur qui finit par devenir une idée fixe dont on a le plus grand mal à se débarrasser.
Et exactement en ce moment mon cerveau est fixé sur cette famille qui me fait tourner en rond, parce que, au début du début, moi je suis un copain de Bulan, roi de la musique, en tous cas la sienne me plaît. Puis arrivent Sazak et Taqui. Cette dernière ne me drague pas vraiment mais est loin de m’être hostile. Sa soeur joue les indépendantes mais commence une histoire avec Timor, un autre de mes copains qui n’est pas doué en grand-chose mais avec lequel malgré une différence d’âge je fais volontiers équipe. C’est là que Bulan me dit : ma mère vient d’arriver, je t’en ai parlé je crois. En fait oui il m’a parlé de sa fatigue et de ses difficultés à marcher, mais sans me donner la vraie raison, c’est-à-dire sans me dire précisément que son mari était un clown tragique.
A priori je n’ai donc aucune raison d’être mêlé à leur histoire de famille. Qu’ils se débrouillent, voilà la position de sagesse que je devrais adopter. Non seulement la sagesse n’est pas mon fort, mais surtout je suis pris dans un réseau de sentiments qui m’immergent dans cette famille. Le plus complexe est celui avec Vienna. Bien sûr cette personne ne m’est pas indifférente mais, en plus elle me fait aussi pitié. Oh comme une envie de protéger et pas de la pitié vertueuse des assos dites caritatives. Voila bien deux mots que je n’aime pas : d’abord assos, cette abréviation me fait penser à sauce, à assas, assassin, à une abréviation dite par un type bourré qui économise les syllabes.
Quant à caritatif, ce mot me fait plutôt hurler. Non pas que le dévouement des bénévoles soit contestable, pas du tout, bien au contraire. Mais on est dans le registre du curatif dont l’existence n’est dûe qu’à des situations de violences dont l’homme est presque toujours responsable. C’est une machine qui marche sur la tête : plus d’efforts sont faits pour soigner le mal que pour empêcher qu’il arrive. Il y a comme une fatalité acceptée que les violences sont inévitables, qu’elles font partie de la nature humaine. On reste dans le domaine de la croyance, sciemment entretenue par les politico-religieux qui nous dominent.
Certes la terre a des sursauts dévastateurs, mais il n’y a aucune raison d’en rajouter. La simple logique serait justement de tirer enseignement de notre commune nature pour limiter les dégâts. D’ailleurs c’est ce que font toutes les espèces vivantes sauf nous. Les animaux se soignent c’est vrai mais surtout ils évitent de se blesser mortellement. D’une manière plus générale ce sont le ONG qui me sortent pas les oreilles. Car chaque ONG est la manifestation d’une carence de la société. Et plutôt que d’y remédier, le pouvoir, grâce à çà, préfère laisser des capitaux privés acquérir du pouvoir en particulier médiatique sans que ce soit des contre-pouvoirs puisqu’ils ne représentent rien. Du vent.
Bercé par ces pensées divergentes, je somnole une bonne partie de l’après midi. Je sors faire trois courses pour ce soir, puisque Timor doit revenir et, comme je le suppose, avec Sazak. C’est marrant parce que malgré la gestion calamiteuse du virus, les magasins restent un lieu de rencontre voire de rendez-vous. Bien sûr pas autant que les marchés de plein vent, auxquels ils ont pourtant essayer de porter un coup, mais quand même. Enfin surtout les discounts et les Inter, c’est un peu moins vrai pour les U et les Carrefour parce qu’ils ont une clientèle moins locale je veux dire d’origine moins locale.
Comme prévu, Timor se pointe avec Sazak pour l’apéritif et me raconte ses travaux du jour dont il reste encore quelques traces blanches sur leurs mains et avant-bras. Il faut qu’ils y retournent demain pour finir. Je n’ai toujours pas résolu le problème de savoir si je préfère discuter avec Timor seul ou si je peux en parler avec eux deux. Compte tenu de l’opportunité, je me décide, après avoir rempli les verres, à lancer le sujet :
-Dis moi Timor, t’es un peu au courant pour le mari de Vienna ?
-Ah oui, Sazak m’a dit qu’ils étaient séparés, mais en mauvais termes,
-Euh c’est un euphémisme, je crois plutôt qu’il leur a déclaré la guerre,
-Ah oui c’est possible, mais d’après ce que je comprends Sazak n’est pas très inquiète,
-Ça c’est possible, Sazak est assez solide et n’en parle pas mais il y a les autres qui eux ont plus d’anxiété. Est-ce que Sazak t’a dit qu’il a l’intention de revenir dans le coin ces jours-ci ?
-Non, elle ne m’a pas parlé de lui. Tu sais nous n’avons pas beaucoup le temps de parler de ça. On s’entend bien mais on fait surtout connaissance et je la découvre petit à petit. Moi j’ai envie que ça dure alors je vais doucement,
-Oui c’est vrai c’est ton tempérament. Mais nous avons décidé de nous protéger en nous prévenant les uns les autres si nous voyons quelque chose. Es-tu d’accord avec ça ?
-Ah pas de problème, mais comme je ne l’ai jamais vu alors j’aurai du mal à le reconnaître,
-Il ne s’agit pas forcément de le voir, il peut s’agir de n’importe quoi qui attire ton attention. Alors tu préviens Sazak et réciproquement. Et c’est Bulan qui fait la tour de contrôle en centralisant toutes les infos. Et en nous donnant des consignes en cas de besoin. Sans tomber dans le parano, si toi tu ne le connais pas, lui il te connaît, c’est ça l’idée. Il entretient une pression psychologique sur cette famille par des moyens assez retors en agissant sur chacun d’une manière indépendante. Notre but est donc de ne laisser aucun d’entre nous sous sa seule emprise, en nous alertant mutuellement à la moindre menace,
–Bon ok je vois le plan.
Nous nous mettons à table sous les meilleurs auspices et chacun y va de son bavardage. Il est question de taille de grains de plâtre, de durée de séchage et de colmatage de fissures avec des produits exotiques possédant les plus grands mérites. Je comprends de quoi ils parlent mais je ne m’en mêle pas car je ne suis pas à la même hauteur qu’eux. Malgré un ou deux essais je n’arrive pas à mettre la conversation sur la famille de Vienna et nous allons nous coucher calmement.
***
Quand je me lève, je constate qu’ils sont déjà partis pour leur journée de maçon plâtrier, au noir sûrement, mais pour la bonne cause, puisqu’il s’agit de la famille.
Je fais moi aussi un peu de rangement dans la maison avant de sortir mettre un peu d’ordre dans le jardin. Je coupe quelques herbes folles le long du mur de la cuisine, je range les chaises et les tables contre le mur et je me retourne vers la palissade. J’en reste saisi à tomber sur place. Presque toutes les planches ont été modifiées en hauteur et peut-être en largeur. Ca fait comme les créneaux d’un château fort mais complètement irréguliers. A croire qu’un rat gigantesque est venu grignoter mes dosses de bois dur pour laisser un message à sa copine qui, d’ailleurs, ne savait peut-être pas lire. Sans m’en rendre compte je me suis retrouvé assis par terre à essayer de déchiffrer ce message incongru. J’essayais de remplir les découpages vides créés par des lettre ou des signes. Exercice difficile et non couronné de succès, principalement par ce que je n’étais pas sûr qu’il y ait le moindre sens à trouver, ce qui coupait totalement ma concentration. Et puis je me suis demandé quand cela avait pu être fait. Je ne suis pas sorti dans le jardin depuis quelques jours mais je n’ai pas non plus entendu le moindre bruit. Et pourtant il n’a pas fallu cinq minutes pour faire cela. Dans la journée, j’étais quand même plus ou moins là et la nuit le bruit d’une tronçonneuse ou même d’une scie ne passe pas inaperçu.
La première fois que des planches avaient été sciées, j’avais cru à un effet du hasard. Disons plutôt que faute de raison évidente j’avais laissé tomber la recherche d’une cause en me disant qu’elle était sans doute fortuite. Ce coup-là je ne peux plus m’en remettre à la fatalité, il y a quelque chose que je dois trouver. Comment ? Bonne question. Il y a deux manières de chercher selon que l’on sait ou pas ce que l’on cherche.
Si, par exemple, vous cherchez quelqu’un que vous connaissez dans une photo de groupe, la méthode est de scruter chaque visage jusqu’à ce que vous trouviez celui que vous connaissez. Evidemment le groupe peut être important : sur la photo du lancement de l’A380 il y avait plusieurs milliers de personnes. Pour retrouver quelqu’un la dedans c’est pas facile. Mais, néanmoins, il y a une méthode, c’est la comparaison, et elle mène au résultat.
Le cas où vous ne savez pas ce que vous cherchez est plus embêtant. Par exemple l’origine d’un bruit, dans une maison ou pire dans une voiture. Il est évident que lorsque la voiture n’avance pas, il n’y a aucun bruit à part celui du moteur thermique ou électrique. Par contre, dès que l’on roule, le bruit du moteur devient prépondérant rendant difficile le diagnostic d’un cardan avant gauche. La localisation du bruit est elle-même difficile alors son origine encore plus. Dans ce cas-là, la méthode est de procéder par élimination. Cela peut prendre beaucoup de temps parce qu’il faut que le bruit se reproduise et dans une maison ça peut être tout à fait intermittent.
Je me souviens, il y a vingt ans, d’un bruit comme un frottement que j’avais commencé à entendre dans la maison où j’habitais alors. Déjà il m’avait fallu plusieurs semaines pour comprendre qu’il y avait un bruit à des fréquences variables allant de plusieurs heures à quelques minutes. Une fois la notion « il y a dans la maison un bruit dont je ne connais pas la provenance » bien installée, la localisation dans le séjour, mansardé c’est-à-dire directement sous la toiture, a été assez facile en quelques jours par élimination des autres pièces une par une. Mais ce qui provoquait ce bruit restait un mystère.
Dans ces cas-là on pense volontiers à des animaux, les fameux loirs étant quasi impossible à localiser. Le temps passant, il me semblait que le bruit, qui ne s’entendait qu’à l’intérieur, provenait de la charpente. Non pas comme les claquements secs des jointures de poutres et chevrons, mais plutôt comme un froissement. Et un jour que je déjeunais avec un de mes frères, le craquement se produisit un peu au-dessus de nos têtes. Et recommença. Nous nous mîmes alors à enlever le lambris qui tenait lieu de plafond, pour voir une poutre présentant déjà dans son milieu un petit angle pas tout à fait normal. Le bruit provenait de cette poutre en peuplier en train de se fendre au milieu. Nous avons immédiatement mis un pied droit pour soutenir la toiture et plus tard nous l’avons remplacée.
Pour ma palissade, je suis clairement dans la deuxième situation, celle où je ne sais pas ce que je cherche. Je vais donc utiliser la deuxième méthode qui procède par élimination. Je dois d’abord me fixer un but de recherche. Soit le message éventuel inscrit dans les planches, soit l’instigateur des dégâts. Je choisis, sans hésiter, la seconde option car je ne suis pas sûr qu’il y ait un message, alors que je suis certain qu’il y a quelqu’un à l’œuvre derrière tout ça.
Je commence donc à procéder à l’élimination des candidats aux détériorations. C’est facile pour Vienna et sa famille, Timor et ses copains, ainsi que pour le peu de relations que j’ai. J’ai un doute sur le public de mes livraisons, que je lève rapidement, car en théorie ils n’ont aucun lien, à part visuel, avec moi. De même mon donneur d’ordre, et celui qui me livre n’ont rien à voir avec ma maison ou ma palissade, même si mon approvisionneur connaît évidemment mon adresse. De fil en aiguille, comme je m’en doutais un peu dès le début, j’en arrive à converger sur l’ex de Vienna. Une chose est sûre, il ne me veut pas du bien. La raison m’échappe encore un peu mais il n’y a aucun doute là-dessus. C’est le candidat idéal en particulier parce que je n’en trouve pas d’autres.
Cette constatation ne me fait pas progresser d’un poil, puisque cet individu est quelque part dans la nature sans qu’il me soit possible de le joindre. Alors que lui le peut et a même annoncé qu’il allait le faire. Par contre cela valide un peu plus notre stratégie d’alerte partagée.
Nous voila donc obligés d’attendre et, en attendant, j’ai deux livraisons à faire cet aprèm.
Je vais donc d’abord déjeuner. Assez classiquement. Pendant que je somnole en finissant mon vin et mon fromage, je vois une fourmi dans mon assiette. Une petite fourmi. Elle est juste au-dessous de mes yeux et je vois qu’elle se tortille et s’arrête. Je ne sais pas pourquoi. Je me demande si elle a subi un choc, avec mes couverts par exemple, pendants que je mangeais. Difficile à dire. Soudain elle repart d’un pas alerte et je comprends qu’en fait elle aussi mangeait, enfin je suppose. Dans la même assiette que moi. C’est rare de voir manger des fourmis. Elles sont tout le temps en train de trimballer des charges énormes pour les amener à la fourmilière, c’est tout du moins l’idée que l’on a. L’an dernier, j’ai vu une fourmi moyenne tirer un petit lézard. Elle l’avait attrapé par la gueule et le déplaçait par tractions d’un demi-centimètre à chaque fois. Le lézard était plus ou moins mort car je l’ai vu se mettre à gigoter une fois avant de s’immobiliser complètement.
En observant mon assiette avec sa fourmi, j’ai vu soudain surgir une image avec l’assiette ronde représentant la terre et mon regard sur la Terre venant de l’Univers. Ce regard contenait une menace dont la fourmi ne se rendait pas compte. A l’instant j’aurais pu l’écraser ou la chasser d’une pichenette. Cette dichotomie entre une possible volonté d’un côté et une totale ignorance de l’autre m’a troublé et a retenu mon geste. Le ciel ne lui est pas tombé sur la tête, enfin pour le moment. Mais une pulsion de précarité m’a envahi, comme si moi aussi je pouvais être sous le coup d’une menace complètement invisible et même inimaginable. Je me demande si cette illumination, qui a certainement été partagée par d’autres avant moi, n’est pas à l’origine de l’invention des dieux et de toutes les croyances religieuses.
Je ressors dans le jardin devant l’immeuble et me dirige vers le portillon que je trouve fermé. Le bouton d’ouverture ne marche plus. Ils doivent avoir une commande à distance dans la maison. Qu’à cela ne tienne, il m’est facile de le franchir et d’aller prendre mon colis dans le renfoncement où je l’avais mis. Le tout tranquillement, non pas que je ne craigne pas mon client à cause de son invalidité, mais parce que je n’y suis pour rien dans le fait que ça s’est mal passé. Car ça s’est mal passé. Très mal passé. J’ai relevé trois fausses notes. La première c’est le comportement froid de cette Emma. J’ai eu le sentiment qu’elle n’avait aucune empathie pour son employeur. A moins que ce ne soit sa femme, ce qui expliquerait cela, mais elle n’a rien dit dans ce sens là. Pourquoi ce silence ? La seconde c’est le bluff du langage des signes. C’est une espèce de barrière supplémentaire à destination des gens comme avec tout mécanisme de traduction. Pourquoi cette barrière ? La troisième c’est sa sortie contre moi. Il a déjà, dû être livré par d’autres et donc il est censé connaitre les protocoles. Pourquoi cette violence ?
En méditant sur la nature humaine je rentre à la maison pour préparer ma deuxième livraison. Dire que j’ai le cœur à l’ouvrage serait un peu exagéré. Je fais ce que j’ai à faire, consciencieusement, voilà. C’est d’ailleurs, dans ma situation post choc, la seule manière de procéder. Il faut juste éviter qu’un enchainement de pensées se mette en place conduisant à la morosité.
Usuellement il est déjà difficile de lutter contre les enchainements d’idées. D’ailleurs c’est comme ça que jaillissent les découvertes, il faut donc les encourager plutôt que les éviter. En fait on ne peut pas grand-chose contre l’esprit. Mais lutter contre une tendance dépressive est quasiment impossible, d’où ma méthode de la concentration sur le factuel de mon travail ou de mon activité. La première pression de la pensée c’est de mettre dans l’esprit une tendance à vouloir finir au plus vite ce que l’on fait. C’est justement pour se trouver en possession de votre tête et poursuivre son idée fixe que ce besoin se met en place. Alors commence la lutte contre cette demande. Pas en ralentissant le rythme de l’activité, non plutôt en se concentrant sur bien faire ce que l’on a entrepris. Arroser le jardin, nettoyer l’atelier ou trier de l’ail peuvent se faire par dessus la jambe ou au contraire avec soin et application. Le résultat n’en est que meilleur. Le fait de vouloir bien faire les choses exige une certaine concentration qui évite à l’esprit de baguenauder et de s’engager dans ses propres pistes. De plus l’attention portée à bien faire ce que l’on fait déclenche des tas de questionnements sur le pourquoi, le comment et le si. Comment se fait il que les haricots ne poussent pas. Regardons : taupin, manque d’eau, température excessive, semence périmée. Voilà autant de sujets de réflexion qui emmènent la pensée loin des impasses existentielles dans laquelle elle voudrait se complaire.
Au contraire vouloir terminer au plus vite ce que l’on entreprend, conduit à une double pénalisation, d’abord un sentiment de culpabilité, parce qu’en général on va vite au détriment de la qualité, c’est-à-dire du résultat, et ensuite une certaine vacance de l’esprit, puisque l’on n’est pas préoccupé par ce que l’on fait mais par le fait de finir vite. Cela crée un vide qui associé à la culpabilité amène un mal être lui même à la base de la déprime.
Ma deuxième mission prête, je prends à nouveau le métro. Direction xxxxx cette fois. Petit repérage en sortant pour trouver la bonne rue. Toc-toc.
-Bonjour Madame, j’ai un colis pour Mme Denver Honorine,
-Oui c’est moi,
-Très bien, je dois vous poser quelques questions pour m’assurer que c’est la bonne personne,
-Ah bon c’est quoi la question ?
-Madame où étiez-vous le 13 avril 1925 ?
-Mais je n’étais même pas née, ah oui c’est le jour du mariage de ma grand-mère. J’étais donc largement en devenir, sauf son prénom Honorine, qui a été celui de ma mère puis le mien,
-Oui, vous êtes aussi une collectionneuse assez particulière, pourquoi ?
-Ah, je suppose que c’est notre passion à mon mari et moi des réveils et des montres qui retardent,
-Et comment faites vous pour vous assurer de ce défaut,
-Eh bien nous avons mis au point un protocole auquel sont soumis les objets qui nous sont proposés. Et c’est vrai qu’il y a beau coup de gens qui confondent avance et retard ou même qui amènent des réveils cassés. Heureusement nous restons calmes,
-Madame, tout est ok pour moi, je vais vous donner votre colis.
Je me retire une demi-minute pour prendre mon paquet et je le remets à cette dame, charmante au demeurant.
Je rentre à la maison en me disant que j’ai besoin d’un petit défoulement, genre voir des copains. Sitôt arrivé je passe chez Bulan pour l’inviter le soir même avec ses sœurs, y compris Timor. Je lance encore quelques coups de fil et ça se met en place. J’ai le temps de faire quelques courses, avec surtout de la boisson mais aussi des fruits secs et de la charcuterie. Aie j’ai failli oublier le pain et tant qu’à faire je prends, aussi, quelques fruits et de l’eau minérale. Même moi j’en bois, en dehors des repas bien sûr.
En plus les amis vont venir chacun avec une petite contribution et dans ce cas il faut amener ce que l’on aime, comme ça on est assuré de trouver quelque chose à son goût. Evidemment dans le cas d’un anniversaire ou d’une invitation avec un motif, il convient d’apporter ce qui plait à la puissance invitante puisque l’on vient pour la fêter. Par contre dans le cas ou vous allez chez des gens d’un milieu beaucoup plus aisé que le votre il convient de ne rien amener, parce que quoique vous apportiez, ils trouveront ça dérisoire ou bien ils croiront que vous voulez vous gonfler. L’inverse est vrai, c’est à dire que si vous allez chez des personnes plus modestes que vous, n’hésitez pas à arriver les bras chargés, ils ne croiront pas que vous leur faites la charité mais seulement que vous avez voulu leur faire plaisir. Le tout, dans les deux cas, avec retenue et simplicité quand même.
Le premier arrivé est une première, une copine de Bulan, sympa et virevoltante, une fée très clairement attirante et qui aime rire. Elle m’aide à mettre sur une table ce que j’ai préparé ainsi que ce qu’elle amené, c’est-à-dire un baba au rhum. C’est vrai que je ne pense jamais aux sucreries, mais elle, elle y a pensé. C’est bien. Je lui demande ce que je mets comme CD de musique. Elle me répond :
-Le plus simple c’est de mettre une radio, pas trop fort. Par exemple Radio bubamara vo zivo,
-Inconnu au bataillon, d’où tu sors ça,
-Ca s’écoute sans te prendre la tête, il n’y a rien à comprendre et c’est un peu rétro, donc ça convient à tout le monde.
Nous voilà donc avec un fond musical.
Petit à petit arrivent les autres et le niveau sonore monte au fur et à mesure que descendent les verres. On ne peut pas parler de discussion, c’est plutôt un roulement de paroles qui ne s’accrochent presque plus entre elles, sauf parfois par un détail, la chute d’un mot qui rebondit. Mais le sourire est en force et même les tristounets ne peuvent éviter à leurs visages de s’éclairer. C’est que le plaisir d’être ensemble est communicatif. Pendant que je ravitaille la table, je saisis à la volée des bribes d’échanges :
-Non, il le lui a pas dit…
-J’en ai pas cru mes yeux…
-Tu sais que le petit m’a fait trois jours de fièvre…
-J’ai pas osé…
-C’est quoi ce tissu…
-Ma mère a toujours cru…
-Comment veux tu que je le sache…
-J’ai commencé par une salade…
-Si si, c’est sûr il pleuvait…
-Moi, non, mais lui en plein…
-J’ai essayé deux fois mais tu sais…
-Qu’est ce que tu entends par modestie…
-Je te l’ai dit trois fois déjà…
-Le mal est fait…
-C’est un charmeur c’est tout…
Alors c’est Taqui qui d’un seul coup lance : mais ça se danse ça. Elle se met à remuer en rythme, bientôt imitée par d’autres. C’est vrai que ces musiques turquo-autrichienne vous incitent facilement à bouger. Ca fait du bien de remuer tout en croisant des regards enjoués. Certains en profitent pour danser à deux, d’autres à trois. De toutes façons nous ne sommes pas très nombreux alors il y a deux ou trois groupes au maximum. Mais c’est l’heure du sentiment collectif. De la magie des mélodies et des rythmes. Certains ont un verre à la main, d’autres les mains libres qui virevoltent autour d’eux et ceux qui ont un verre finissent par le poser pour être plus libre de leurs mouvements.
J’en profite pour aller m’asseoir dans le jardin.
Même s’il fait un peu frais, je suis bien dehors sur une chaise un peu bancale mais assez confortable. Je monte les yeux vers le ciel en commençant par le haut de la palissade et mon regard se fixe sur une tête qui nous regarde. Je vois surtout des oreilles et un ovale de visage qui se met lentement à monter. La tête monte mais il n’y a pas de cou et de corps dessous, c’est juste une tête bientôt suivie d’une autre tête, exactement la même. Ça fait maintenant deux têtes, l’une au-dessus de l’autre qui montent doucement. Et apparaît une troisième tête qui suit les deux premières et se met à monter comme les autres. A ce moment une violente explosion retentit et les trois têtes explosent en même temps, suivi d’un ricanement grinçant, comme une pluie de petits clous rouillés.
J’étais assis, heureusement car je pars en arrière avec ce qu’il faut bien appeler une trouille monumentale et je me retrouve les quatre fers ne l’air dans la douceur de l’herbe nocturne. Je ne reste pas longtemps dans le décor, je me lève et me précipite vers la maison en criant : alerte générale, il est là, il ne doit pas être loin.
Certains ne comprennent pas, mais la famille Bulan s’organise immédiatement. Bulan et Taqui foncent vers leur maison pour prévenir Vienna qu’il a peut-être essayé de voir, en espérant qu’il ne lui est rien arrivé. Sazak, Timor, quelques invités et moi fonçons dans les rues avoisinantes pour essayer de le repérer. Mais autant chercher une aiguille dans une meule de foin, nous ne voyons rien ni personne. De toute façon nous ne savons pas du tout l’allure qu’il peut avoir et il a au moins une minute d’avance sur nous. Par acquis de conscience, après nos vaines recherches, nous revenons vers le trottoir derrière la palissade pour essayer de trouver quelques traces. Pas plus de traces que de beurre en broche, il y a quand même eu au moins un gros pétard et les têtes, même si c’étaient des ballons, elles ont éclaté.
Dépités nous rentrons dans la maison. Je vais chercher le fauteuil dans le jardin et c’est là que je vois les traces de l’explosion. Oh il n’y a pas grand-chose, mais il a tout jeté chez moi par-dessus la palissade. Quelques bouts de cartons, quelques fils et trois bouts de plastique. Je mets ça de côté, on ne sait jamais.
EÉvidemment la fête a pris un sacré coup dans l’aile, la musique s’est arrêtée et les copains nous posent des questions. Nous leur expliquons du mieux que nous pouvons qu’il s’agit de la vengeance de l’ex de Vienna. Avec l’assentiment général nous ouvrons une bonne bouteille de rouge pour faire le point. Nous décidons que Timor et Sazak vont passer chez Vienna et qu’ensuite une rencontre stratégique est nécessaire.
Timor parti, nous continuons la discussion pour entrer un peu plus dans le détail, à savoir le contour étrange du père de Bulan. C’est la lente révélation de sa haine pour sa famille qui est le plus surprenant. La copine arrivée la première fait remarquer que c’est à moi qu’il s’en est pris ce coup-là et que je ne fais pas partie de cette famille. C’est vrai, le fait que je sois un ami de Bulan n’explique sûrement pas tout.
J’en profite pour demander si certains veulent nous aider. La réponse est très positive, il faut dire que tous ont entendu la pétarade, ça doit y faire. En attendant le retour de Timor nous remettons un peu de musique, pas pour danser mais pour nous apaiser et échanger calmement.
De ces échanges informels il ressort que mon attention positive pour Vienna quand elle était convalescente a dû jouer un rôle. Son ex a pu imaginer que je lui avais administré le contre-poison de sa potion létale et en tirer quelque dépit. Cependant le problème de sa source d’information reste entier. Ce qui accrédite un peu plus l’idée qu’il nous surveille constamment, sans que nous le voyions.
Ça se tient, car lui ne sait pas qu’en fait Vienna avait une bonne réserve psychologique comme l’avait compris Taqui et que se comporter naturellement avec elle comme un ami avait suffi à la remettre en confiance suffisante pour ne plus avoir besoin de ses raideurs physiques.
Timor revient avec de bonnes nouvelles. Vienna a bel et bien entendu du bruit autour de la maison, mais elle n’a surtout pas cherché à savoir ce que c’était, ni à ouvrir et est restée silencieuse sans faire le moindre déplacement. Il semble que ce ne soit qu’ensuite qu’il soit venu chez moi. Mais ça veut quand même dire qu’il avait préparé le coup de la palissade, car chez Bulan il n’y en a pas.
Nous convenons que la réunion stratégique aura lieu demain matin chez Bulan vers 10h. Il est largement temps d’aller se coucher, ce que tout le monde fait avec plaisir, y compris Timor qui retourne chez Bulan, et nous savons pourquoi.
J’ai quand même du mal à m’endormir à cause des têtes que j’ai vues au-dessus de la palissade. Pourquoi 3 ? Certes il y a les trois enfants de Vienna, mais ça ferait 4 avec elle. Vienna et moi ça ne fait que 2, de même que Bulan et moi. Alors il y a 3 femmes : Vienna et ses deux filles. Je tourne ça en boucle dans ma tête et je finis par m’endormir.
***
Au réveil j’ai un petit moment de confusion pour savoir qui dort encore à la maison, mais au final je suis tout seul, car tous les amis, compte tenu de la fête écourtée, sont sagement rentrés chez eux.
En buvant mon café je me prépare pour notre réunion. Pour le moment, c’est la guerre contre un ennemi invisible, ce qui éveille en moi tous les échos du volet moderne de la guerre c’est-à-dire la résistance. C’est vrai que, dans les guerres traditionnelles, l’ennemi est l’envahisseur et de l’envahisseur à l’agresseur il n’y a qu’un pas. Mais dans la guerre moderne c’est plutôt l’agresseur qui est invisible et intouchable, comme le net, l’info et l’argent. Dans ce contexte, celui qui ne veut pas s’appelle soit un traitre, soit un résistant. Nous sommes donc en situation de guerre moderne. Reste à savoir quel parti nous pourrons tirer de cette analyse.
J’arrive chez Bulan et tout le monde est là y compris deux des copains qui ont accepté de se joindre à nous. Nous sommes donc huit à prendre un café presque matinal c’est-à-dire pas trop corsé. C’est Vienna qui lance la discussion.
-Même si mon ex est vraiment quelqu’un d’impossible et de dangereux, je ne suis pas complètement étrangère à la situation actuelle. J’ai trop longtemps pactisé et pris sur moi. Cependant ce que j’aurai pu faire d’autre n’est pas évident. C’est pour cela que je ne développe aucune culpabilité, seulement une explication de la lente progression de cette exacerbation de la violence. Cette violence est clairement d’abord à mon égard,
-C’est tout à fait vrai, dis-je, Il me semble que vos enfants sont un peu moins concernés, ou plutôt moins visés. Par contre, par la création d’une certaine connivence avec vous, je me suis placé dans l’œil du dragon, alors que je ne cherchais qu’à vous aider à faire des promenades,
-Et je vous en remercie encore, car cela m’a servi de déclencheur psychologique. Maintenant j’aimerais que nous ne cherchions plus uniquement à nous défendre mais aussi à attaquer.
Bulan se manifeste alors :
-Mais comment maman? Nous ne savons absolument pas où il est. Ce n’est pas une cible mouvante, c’est une absence de cible. Je ne vois pas du tout ce qu’il est possible de faire,
-Eh bien on peut quand même, tenter quelque chose, répond Vienna. Nous n’allons plus attendre qu‘il se manifeste selon son propre vouloir, nous allons lui offrir l’occasion de venir, une occasion dont il rêve,
-Comme une espèce de piège, demande Bulan,
-Non, plutôt une comme une attraction qu’il aura envie de voir,
-A quoi pensez-vous ? répond-il,
-A une brocante, ou plutôt un vide-maison que nous pourrions organiser avec les voisins,
-Et vous croyez qu’il aurait envie de voir ça ?
-Oui parce que c’est la possibilité de pénétrer dans les maisons en toute tranquillité,
-Tranquillité ? Vous au moins, vous allez le reconnaitre, il va prendre ce risque ?
-D’abord il sait se montrer très discret, ensuite ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu, enfin ça fait surement partie de sa stratégie que je le voie à un moment. Ou que je devine que c’est lui,
-Et qu’est ce que vous ferez alors, vous vous remettrez à pleurer. Ca n’est pas bon pour vous, vous le savez. Et nous, que ferons-nous à ce moment-là ? Nous ferons semblant de ne pas voir et vous consolerons tristement. Je ne vois pas de plan là-dedans,
-Ecoute Bulan, le plan est pourtant simple, il s’agit de pouvoir parler avec lui. Peut-être préfèrerais-tu lui tirer dessus à coup de fusil, mais j’en doute et ce n’est pas une bonne idée,
-Ca c’est sûr dit Sazak. Bon donc, finalement il faut qu’il te reconnaisse. Tu veux jouer les appâts. Je n’y avais pas pensé au début, mais c’est effectivement un passage obligé. Par contre, ce que je ne comprends pas c’est ton idée de vide maison. Pourquoi veux-tu vendre les meubles de Bulan, ils ne sont pas à toi que je sache. C’est ça ton souhait, j’y crois pas,
-Non, non, répond Vienna, nous ne vendrons aucun meuble, mais uniquement des tableaux, des peintures, à raison de deux ou trois par pièces. On fera pareil chez les voisins dont je ne vais pas non plus vendre les meubles qui m’appartiennent encore moins, comme tu dis. Nous allons faire une espèce de vide maison d’artiste si tu préfères,
-Bon, comme ça, d’accord, encore faut-il trouver les tableaux en question,
-Ce ne sera pas trop difficile, j’ai des connaissances et, d’après ce que m’a dit Bulan, les voisins aussi, donc est-ce que l’on peut essayer de planifier tout ça ?
-Tout le monde est là, dis-je, on peut faire ça tout de suite,
-Pour les tableaux, dit Vienna, il me faut trois jours pour les apporter. Je pense que ce sera pareil pour les voisins,
-Que fait-on pour annoncer l’évènement demande Bulan. Peut-être quelque affichettes manuscrites dans le quartier mais il faudrait, aussi, une annonce dans un quotidien local,
-Je peux rédiger un petit article, indique Sazak, sur les styles qui seront exposés. Pour ça j’aurais seulement besoin que vous me donniez quelques indications, même sommaires,
-Tu peux parler de peinture contemporaine, explique Vienna, mais pas dans le sens « moderne » plutôt dans celui de « sociétale »,
-Ca me va très bien répond Sazak, ce sera prêt demain matin, Voulez vous que je donne des indications de prix ?
-Ce n’est pas nécessaire, précise Vienna. L’esprit est celui du soutien d’une juste cause, sans qu’il soit utile d’entrer dans le détail, qui d’ailleurs est souvent assez ambigu. Par exemple le combat contre la faim dans le monde ou les placements éthiques sont d’une complète opacité, Par contre il faut indiquer une date et donner le lieu,
-Pour la date, il faut un samedi-dimanche remarque Bulan, la semaine prochaine par exemple. Est-ce que tout sera prêt pour cette date-là,
-Oui, c’est jouable, et il ne nous faut pas tarder si nous voulons prendre la main.
Après être restée silencieuse jusqu’alors, Taqui se lève pour parler fort :
-Est-ce que vous pouvez m’expliquer quel rôle nous jouons dans le traquenard que vous voulez tendre à notre père. Spectateurs d’un nouveau numéro de maman ? Aficionados des combats inutiles et stériles ? Promoteurs de la peinture à l’huile de vidange ? Vous voulez lui parler, ok. Mais avez-vous seulement une idée de ce que vous allez dire, lui dire. Je n’ose pas demander des objectifs et pourtant il en faudrait, non ?
-L’objectif, répond Vienna, c’est de lui demander ce qu’il veut pour arrêter de nous poursuivre. Que nous le sachions. Et selon ce que nous apprendrons nous agirons en conséquence,
-Et s’il veut seulement continuer à nous embêter, comme je le pense, vous ferez quoi ?
J’interviens alors pour indiquer :
-S’il s’en est pris à moi, c’est qu’il y a quelque chose de plus que seulement vous embêter,
– Ça c’est vrai, dit Taqui et c’est peut-être une piste à suivre. Mais alors pourquoi faut-il que ce soit maman qui cherche à le rencontrer et pas vous directement,
-En ce qui me concerne je suis infoutu de le reconnaître, lui peut-être mais je ne pourrais absolument pas confirmer que c’est la bonne personne. Il me semble que votre mère est la mieux placée, la suite évidemment m’échappe un peu,
-Bon, dit Vienna, si tout le monde et d’accord on y va. Affichettes Bulan et Taqui, communiqué Sazak, tableaux moi et les voisins. Date samedi et dimanche en huit,
-Et nous on fait quoi ?
-Vous, répond Vienna, vous vous disposez un par pièce, chargés de renseigner les visiteurs et surtout de faire attention aux évènements. Moi je vais circuler dans la maison sans la quitter, c’est-à-dire que je n’irais pas chez les voisins. Vous, par contre, dit-elle, en s’adressant à moi, vous ne serez que chez les voisins. Ne passez pas ici. Ah, j’oubliais un point important : je ne serai présente que deux heures le matin et deux heures l’après-midi. Sur les affichettes et dans le communiqué il faut trouver un truc pour indiquer ces deux créneaux,
-Genre tirage au sort de reproduction par l’organisatrice de l’expo, propose Taqui, euh je blague je vais trouver mieux, mais c’est ça l’esprit,
-Oui ma petite Taqui c’est ça et tu vas trouver.
Nous nous séparons en nous donnant rendez-vous demain à la même heure. Les deux copains venus nous prêter main forte disent qu’ils restent à notre disposition en cas de besoin et qu’il n’est pas utile qu’ils reviennent le lendemain, mais qu’ils passeront samedi et dimanche.
Chacun se met à penser à son action. Pour ma part, je n’ai pour le moment pas grand-chose à faire, aussi je décide d’aller renforcer ma palissade et nettoyer le jardin.
Je mets dans un carton les débris de l’attaque de la veille et j’explore la palissade pour trouver les points faibles. Il y en pas mal, mais seuls deux endroits peuvent être réparés, les autres étant simplement de la vétusté mais qui tient encore. Je regarde ce qu’il me faut pour consolider et je fais une liste pour acheter le petit matériel nécessaire.
En fin d’après-midi je vois revenir Sazak et Timor, qui étaient allés faire des courses, avec de sérieuses provisions que nous rangeons de concert. Un quart-d’heure après une voiture s’arrête devant la maison et quelqu’un frappe à la porte. J’ouvre sur une charmante dame, assez âgée mais aux traits fins, qui me demande si je connaissais Vienna. Suite à ma réponse positive, elle, m’indique qu’elle vient poser chez moi 6 tableaux que je remettrai à Vienna pour la vente de samedi. Je lui demande si ce sont ses peintures, elle me répond oui pour deux seulement, les autres viennent d’un artiste assez connu mais dont j’ignorais l’existence. Ce sont des tableaux un peu originaux. Ils semblent mêler le béton et la verdure avec des personnages tout petits. Ca donne l’impression de ces peintures hollandaises qui fourmillent de détails et de personnages aux mimiques très expressives. Mais transposé dans un monde plus actuel, qui ne semble pas moderne pour autant. Ce n’est pas fascinant, mais on s’attarde à les regarder. Je remercie notre visiteuse en lui disant que pour la suite elle s’adresse à Vienna directement. Bien sûr me dit-elle, mais je ne viens pas souvent à Paris et c’est Vienna qui m’a dit de les déposer chez vous. Après son départ, je range les tableaux dans le salon en attendant vendredi pour les amener chez Bulan.
Le lendemain Taqui vient nous apporter les affichettes et nous passons l’après-midi à les coller dans des endroits visibles dans les six ou sept rues avoisinantes. Le créneau de la présence de Vienna est suggéré par une visite guidée de 11h à 13 h le matin et de 17 h à 19 h le soir.
Le mercredi Sazak nous indique que l’annonce va paraître jeudi dans deux quotidiens.
Le vendredi en fin de matinée je passe chez Vienna avec les tableaux bien enveloppés. Elle me dit de les porter chez les voisins pour les mettre dans le séjour et une chambre. Plusieurs dans chaque pièce et une dans l’entrée. C’est Vienna qui vient les placer avec les voisins qui ont un système assez astucieux pour les accrocher, fait d’une mince barre que l’on coince entre le sol et le plafond et sur laquelle on met des crochets à la hauteur souhaitée. Ils installent trois ou quatre tableaux par pièce, avec ceux qu’ils ont déjà, sans thème commun mais avec une espèce de lien avec la pièce elle-même soit par les couleurs soit par la forme.
L’installation chez Bulan comprend des tableaux amenés, aussi, par les voisins et d’autres connaissances. L’accrochage se fait avec le même système mais prend plus de temps car Vienna choisit lentement et les assortiments et les emplacements ont une logique qui nous échappe un peu mais qui ne perturbe en rien son travail. Elle fait déplacer plusieurs fois les tiges de support dans les pièces.
Le vendredi soir tout est en place et nous dinons chez Bulan, y compris avec les voisins. C’est lui qui a préparé le repas, avec une salade verte aux agrumes et une omelette aux pommes de terre. Les voisins ont amené un rouge léger et parfumé du Sud-Est qui va très bien. La discussion roule sur l’art et les styles de la peinture contemporaine mais il est difficile de savoir si seulement il y en a. Nous nous séparons assez rapidement pour être d’attaque le lendemain. Je rentre avec Sazak et Timor et je bois un petit verre avec lui avant d’aller me coucher.
C’est l’odeur du café qui me réveille, étrange odeur qui sent le chaud et vous attire inexorablement.
En plus il est bon le café préparé par Sazak. C’est bien réveillé et en forme que nous allons chez Bulan prendre nos postes. Ca fait un peu militaire notre organisation mais dès 10h il y a de l’occupation avec plus de visiteurs que nous avions imaginés. Des connaisseurs en plus, heureusement les voisins savent répondre aux questions plus spécialisées. Comme convenu Vienna se tient chez Bulan et je me positionne chez les voisins. J’essaie d’observer les visiteurs et de temps en temps je me dis « tiens ça pourrait être lui ». A vrai dire je ne connais personne, certes ce n’est pas tout à fait mon quartier mais quand même, j’en suis un peu étonné.
A midi nous fermons pour prendre un repas tous ensembles. Nous rejoignons Vienna qui est en forme après son heure de discussion avec les amateurs d’art. Elle nous explique d’ailleurs qu’elle s’est prise au jeu et qu’elle était contente quand quelqu’un voulait acheter une œuvre. Acheter n’est pas le mot exact puisque qu’il s’agissait seulement d’une réservation. On mettait alors une étiquette sur le tableau avec la mention 1 offre, ou 2 offres si deux visiteurs avaient fait une réservation. En tout il y avait déjà trois réservations dont deux pour le même.
L’après-midi se déroule sans incidents particuliers avec un peu moins de visiteurs, mais des gens connaissant la famille de Vienna ou celle des voisins. Le soir c’est chacun chez soi, ce qui fait que je me retrouve seul, ce qui m’arrange un peu parce que ces journées à voir du monde c’est pire que regarder la télé, moi ça me fatigue.
Le dimanche matin se lève dans un léger brouillard lumineux sous quelques rayons de soleil diffusant une teinte rose. C’est à la fois joyeux et un peu mystérieux, mais c’est signe de beau temps. Chacun est en place pour le deuxième round. Je suis en train de prendre un café chez les voisins quand Taqui vient me dire : contact établi, il faut que tu viennes.
Je la suis et nous entrons chez Bulan au milieu de quelques visiteurs. Elle m’emmène dans la cuisine ou je vois Vienna et un inconnu, pas très grand, au visage rigide assis en face d’elle. C’est lui qui prend la parole directement :
-Je ne cherchais pas Vienna mais je savais qu’en la cherchant je vous trouverai et c’est vous que je viens voir. Assoyez-vous,
-Volontiers si vous acceptez d’expliquer votre attitude particulièrement hostile et même malfaisante à l’égard de Vienna,
-C’est simple je déteste cette famille non sans raisons,
-C’est quand même votre famille ?
-Non ce n’est plus ma famille c’est une bande de hors la loi repliée sur eux mêmes,
-Mais moi je ne fais pas partie de cette famille que je sache,
-Vous avez contrecarré mes actions en soutenant Vienna quand elle est venue à Paris et vous avez l’intention de continuer, vous êtes donc mon ennemi,
-A priori je me demande si vous n’inventez pas ce sentiment car il n’y a pas de réciproque, vous tenez une position unilatérale qui est peu défendable. Pour moi vous êtes l’ex de Vienna, mais pas encore mon ennemi,
-Je ne suis pas venu pour discuter, je suis venu vous dire que l’un de nous deux est de trop. Soit vous partez, soit je vais vous y obliger. Et quand je dis partir ce n’est pas pour une semaine c’est pour toujours, est ce clair ?
-Ce qui est clair c’est que vous êtes un peu malade, peut être même beaucoup. J’espère pour vous que ça se soigne, sinon votre avenir ne sera pas particulièrement rose,
– Quand partez-vous ? Je n’ai pas très bien entendu la réponse,
-La réponse est : je vous quitte immédiatement pour discuter avec Vienna et ses enfants. Je reviens ici même dans une heure et demi et j’espère que vous serez toujours là. See you.
-Avant de partir, j’ai encore une question : pourquoi 3 ballons explosifs au dessus de ma palissade,
-C’est le déroulement du compte à rebours commencé à 10, par une simple planche,
-Vous êtes vraiment minable et lâche. Si vous aviez quelque chose à me dire, vous auriez pu le faire depuis longtemps, plutôt que de vous amuser comme un gamin mal élevé,
-C’était à vous de comprendre ces messages qui allaient crescendo,
-Ca j’ai pas capté mais si je comprends bien nous avons, quand même, interrompu le décompte au bon moment,
-Vous n’avez rien interrompu du tout. Il reste encore deux avertissements avant la chute finale,
-Parce que vous comptez continuer votre plan. Mais vous êtes fini là, complètement démasqué. Il ne se passera plus rien. A tout à l’heure.
Je quitte la pièce en demandant à Vienna de réunir tout le monde dans sa chambre, pendant que je vais chez les voisins voir s’il y a quelques membres de la famille. Je n’y trouve personne et quand je retourne dans la chambre je vois qu’ils sont tous là, même Timor.
Je propose donc à Vienna de faire un rapide résumé de la situation.
-Mon ex n’est pas venu pour discuter de quoi que ce soit mais seulement pour demander le départ de notre ami et ce dans les plus brefs délais. Nous lui avons promis une réponse dans un peu plus d’une heure,
-C’est quand même fort de café, explose Taqui, que nous ayons cherché à le rencontrer et que nous nous retrouvions avec un ultimatum. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas bien chez nous, ce n’est pas possible,
-Ce qui ne fonctionne pas, répond Bulan, c’est que nous, nous cherchons seulement à vivre normalement mais qu’il y a un individu qui passe son temps à vouloir nous nuire. La situation est complètement déséquilibrée car il nous arrive quelque chose que nous n’avons pas demandé et que nous ne voudrions pas voir exister,
-Cette chose, ce n’est pas que nous ne voulons pas la voir, reprend Vienna, c’est que nous ne voulons pas entrer dans un conflit. En fait nous espérons qu’il va s’apaiser, s’évanouir tout seul, en comptant sur la lassitude, le temps et aussi le fait que nous évitons de l’entretenir et de l’envenimer en ayant une attitude plutôt conciliante,
-Et visiblement ça ne marche pas, conclut Taqui. Cette fois c’est à nous de faire quelque chose. Et pour commencer est-ce que nous voulons le départ de notre ami ?
-Non, non et non répondent tous les présents,
-Mais ça ne nous dit pas quoi faire, précise Vienna,
-Pour savoir quoi faire, dis je, il nous faut définir où nous voulons arriver, dans quelle situation nous voulons nous trouver ce soir. Nous devons, aussi, ne pas oublier la situation de départ. Quelqu’un nous en veut d’une manière implacable et disproportionnée et ce quelqu’un est membre de votre famille. En soi ce n’est pas original, mais il faut savoir que ces histoires se terminent toujours mal car il est impossible de détendre le ressort qui a conduit à cet état. C’est avec ce constat qu’il nous faut faire un choix,
-Alors c’est simple, répond Sazak, nous voulons que notre père arrête de nous nuire, soit qu’il disparaisse de nos existences, soit qu’il devienne dans l’incapacité de nous perturber et même de nous approcher,
-Et vous comptez sur lui pour faire ça, reprend Bulan. Je crois qu’il faudrait beaucoup de chance si l’on veut arriver à cela,
-La chance et puis quoi encore, rétorque Taqui, je vois que l’on est toujours dans le déni. Réveillez vous famille, y a le feu à la porte et vous vous chantez une berceuse pour vous endormir,
-Il n’est pas question de s’endormir, intervient Sazak, au contraire nous devons effectivement, changer de comportement, nous montrer plus réactifs, plus rapides, plus offensifs si nécessaire,
-Je crois que ça devient indispensable, reprend Bulan. Nous devons nous aussi entrer en guerre. Il veut des ennemis, nous pouvons lui en offrir. Notre force c’est que nous sommes unis, solidaires et calmes, au moins pour le moment,
-S’il faut faire la guerre, insiste Vienna, nous la ferons. Peut-être avons-nous trop attendus. Je ne souhaitais pas en arriver là,
-Personne ne souhaitait en arriver là. Cependant il y a une option que nous n’avons pas encore étudiée, ajouté je, c’est que nous nous battions en combat singulier, lui et moi. Le perdant quitte la scène.
-Tu as vu trop de western, dit Timor, en souriant. En plus, pour que ça marche, il faudrait que tu sois sûr de gagner. Et à part un duel à l’alcool je ne vois pas dans quelle discipline tu pourrais l’emporter. Non il me semble que cette famille n’a pas besoin d’un héros mais d’une révolte,
-D’accord, répondis je, mais tu fais un peu partie de cette famille, alors dis plutôt nous que vous. En plus, il nous reste moins d’une heure pour choisir quelle attitude adopter. En m’adressant à Sazak je demande : qu’entends-tu par comportement plus offensif ?
-Je veux dire, répond Sazak, qu’il faut arrêter d’être passif en subissant des attaques mais commencer à donner des coups. Comment je ne sais pas, mais nous allons trouver,
-En fait, reprend Vienna, il est clair nous devons le chasser de nos existences,
-C’est une formule à double sens, indique Bulan, soit nous ne faisons que le menacer et il s’éloigne de lui-même, mais à ce moment-là il peut revenir quand il veut, soit nous le mettons dehors en lui ôtant toute envie de revenir,
-Tu veux dire que cela implique l’utilisation de moyens physiques adaptés, continue Vienna. N’ayons pas peur des mots, il faudrait lui taper dessus, c’est bien cela que tu évoques. Mais qui va le faire ?
-Mais nous bien sûr, enchaîne Taqui, et je ne pense pas être la seule à être motivée. N’allons pas croire que nous avons un rapport de force disproportionné sous prétexte qu’il est seul contre nous. Comme dit mon frère il s’agit de montrer notre commune détermination et non notre isolement des uns des autres. Il nous faut frapper ensemble, c’est un message un peu direct mais c’est le point où nous en sommes. Je suis contente que l’on aborde cet aspect plutôt que les habituelles discussions de résignés qui ne débouchent sur rien,
-En fait je suis complètement d’accord, répond Bulan. J’ai toujours cherché à protéger maman, même en rabrouant la vindicte de mes sœurs, mais j’éprouve les mêmes sentiments qu’elles. Nous ne pouvons pas nous contenter de lui faire la leçon en lui demandant de ne pas recommencer. Et d’ailleurs quelles punitions pourrions-nous lui donner pour étayer notre propos. Il se moque de nos remontrances puisqu’elles ne se traduisent par aucun ennui pour lui. Des mots, voilà des mots c’est tout.
La situation a changé avec l’arrivée de notre ami qui a redonné confiance à maman. Nous avons la main et il est venu à notre rendez-vous, même s’il continue ses intimidations et sa pression. C’est donc bien le moment pour nous de passer à la vitesse supérieure ou plutôt au changement de comportement. Nous sommes ses ennemis, mais lui n’en a pas. Nous allons le devenir en lui montrant notre hostilité, que nous n’inventons pas car il a passé des années à la faire naitre, à la modeler et l’agrandir. Maintenant que nous avons les yeux ouverts, la réalité nous saute aux yeux et apparait en plein jour. Et c’est un désastre que nous contemplons. Cet homme nous a fait du mal, sciemment, continûment, vicieusement. Nous étions balladés sur la frontière entre la presque légitimité et l’abus de pouvoir. Nous étions ballotés et nous nous balancions dans la douloureuse incertitude de l’inaction et de la victimisation,
-Oui, je sens qu’il va se passer des choses terribles, prononce Vienna. A la fois je les redoute et je les souhaite. Nous avons quand même vécu ou survécu jusque-là. Je voudrais éviter que nous plongions dans un abime de douleur et d’incompréhension. Mais concrètement que pouvons-nous faire et quelle réponse allons-nous lui donner,
-Mais nous pouvons faire, ce n’est pas un problème, explique Bulan. Nous savons qu’à minima nous pouvons lui tenir un discours ferme en le menaçant. Certes ce ne sont que des mots mais nous sommes bien remontés quand même. Ensuite est-ce que notre animosité est suffisante pour que nous mettions une certaine violence dans notre réponse. Violence physique je veux dire afin qu’il sente le poids dont nous voulons le charger et qui doit l’empêcher de bouger. Concrètement je propose ce diptyque. D’une part le volet des mots et d’autre part le volet de l’action,
-C’est correct, conclut Sazak et il me semble que le volet action va beaucoup dépendre de l’état d’esprit dans lequel nous allons le retrouver tout à l’heure,
-Et précisément, qui y va ? car c’est dans la cuisine que ça se passe, qui parle ? et peut-on prévoir quelques déroulements possibles ?,
-Sazak reprend la parole en disant que Vienna et notre ami sont de base et qu’ensuite elle voit les hommes, elle et Taqui restant en réserve,
-Il me semble, répond Vienna, que c’est à notre ami de prendre la parole pour commencer car c’est lui qui est devenu l’homme à abattre. Et d’ailleurs, dit-elle en s’adressant à moi, qu’allez-vous dire ?
-Moi, je vais simplement exprimer notre refus de tout ultimatum, ainsi que celui de quitter les lieux. En gros nous n’acquiesçons rien de sa demande et au contraire c’est nous qui lui demandons de disparaitre de nos vies.
-Bon, c’est clair, reprend Vienna. On ne peut pas anticiper quelle sera sa réponse, mais en fonction nous aviserons,
-Quand même, précise Sazak, il y a, en gros, deux cas. Soit il dit ok je m’en vais soit il dit non. Dans le premier cas est-ce que nous le laissons partir sans rien ajouter ou pas,
-Cette possibilité ne me plait pas du tout, clame Taqui, c’est reculer pour mieux sauter et commencer par reculer c’est être sûr qu’à la fin c’est nous qui allons sauter,
-Quand même, reprend Sazak, il y a peu de chances qu’il dise ok, mais comme nous regardons les divers scénarios, il en fait partie. Et dans ce cas nous devons le laisser partir c’est tout,
-Et alors, demande Timor, dans le cas où il ne dit pas ok, il se passe quoi ?
-Là encore, continue Sazak, il y a deux cas. Soit il se jette sur notre ami, soit il ne fait que des menaces orales. Dans ce dernier cas nous devons encore le laisser sortir tranquillement. Par contre s’il se jette sur notre ami, il a perdu car nous lui faisons sa fête,
-Ca se précise donc un peu, reprend Vienna, pour le reste c’est lui, par ses réactions, qui va lever nos interrogations,
-Maintenant quelle heure est-il, demande Sazak,
-Je lui réponds qu’il nous reste un quart d’heure avant de retourner dans la cuisine. Je propose qu’avant de retourner le voir nous allions tous ensemble dehors pour nous mettre en ordre de bataille dehors. Tout le monde est OK,
-Timor lance, en s’adressant à Sazak : tu as dit lui faire sa fête, mais as-tu vu comment vous êtes habillés et surtout chaussés. Tout le monde en pantalon et avec des chaussures qui tiennent aux pieds y comprit les garçons. Vous avez cinq minutes. Moi j’ai mes chaussures de rando, alors je ne bouge pas.
Il y a un petit moment de flottement pendant lequel chacun se demande ce qu’il va garder ou changer sur lui et passe ensuite à l’action vers sa chambre ou son lieu. Je me retrouve un moment seul avec Vienna qui me dit :
-Je regrette beaucoup que vous soyez embarqué dans cette histoire. Elle repose en grande parie sur des démissions successives de ma part, que vous avez aidé à stopper en quelques semaines. Je tenais ainsi à vous dire merci,
-Vous n’avez pas à me remercier ni à vous excuser. J’ai agit en toute connaissance de causes et aussi pour mon amitié avec votre fils, qui s’en trouve renforcée. Ceci dit vous m’avez surpris par la rapidité de votre rétablissement. Il faut croire que vous étiez prête et que je n’ai été que le déclencheur,
-C’est gentil, bon maintenant il nous faut passer à l’action dès que tout le monde sera là.
Cinq minutes plus tard, effectif au complet dûment relooké, essentiellement les chaussures, nous quittons la chambre, faisons une halte dehors pour sautiller, nous détendre et nous mettre en configuration. C’est-à-dire Vienna encadrée par Bulan et moi, suivie de Timor et derrière Sazak et Taqui. Nous entrons dans la maison et nous dirigeons ver la cuisine dont la porte est fermée. Vienna prend la poignée et pousse la porte qui s’ouvre sans bruit. Son ex est toujours là assis à la table, calé dans sa chaise. La seule chose nouvelle c’est qu’il y a un couteau de cuisine à découper posé sur la table, pas très loin de sa main.
Vienna dit « bonjour » et ne se dirige pas vers lui mais vers un placard où elle prend une tasse et se tournant vers son ex lui demande « café deux sucres ». Elle a du recréer ainsi une situation de leur ancien quotidien, car il répond « euh oui ». Et quand elle pose la tasse sur la table, d’un geste rapide elle fait glisser le couteau et l’envoie par terre où il va se coincer aux pieds d’un meuble de cuisine à un pas de Taqui.
Aussitôt il se lève et se précipite sur Vienna en bousculant la table. Ses mains se dirigent vers le cou de Vienna mais déjà Bulan lui a donné un violent coup de poing sur l’oreille qui stoppe son élan. Je vois une ouverture pour un coup de pieds et je lui balance ma chaussure bien tendue en plein milieu de la cuisse. Il tombe et Timor en profite pour le marteler de coup en accompagnant sa chute. Par terre il roule et se redresse mais je vois bien qu’il boite. Vienna s’est reculée près de l’évier et cherche à remettre la table sur ses pieds ou au moins à la sortir du milieu. Bulan continue de lui taper dessus, tandis que Timor lui balance force coups de lattes qui tombent au petit bonheur la chance.
Il cherche à éviter les coups et aussi à en donner mais handicapé par sa jambe, ça tombe dans le vide. En même temps il tente de se diriger vers la porte, mais je lui fais un croc en jambe qui l’oblige à se courber pour reprendre son équilibre. C’est donc de travers le coude gauche en avant qu’il arrive sur Taqui qui a récupéré le couteau et le tient à deux mains comme un pieu. Comme il a du mal à se diriger, il se jette sur le couteau qui lui rentre profondément dans l’épaule. Il porte la main à son bras sous le coup de la douleur tout en revenant vers les éléments de cuisine aux pieds desquels il tombe lourdement, aidé par les assauts de Timor et de Bulan.
Appuyé aux éléments, les jambes étendues devant lui, la mais serrant son bras, il a un œil à demi fermé et respire par saccades. Vienna traverse la pièce et demande à Bulan d’aller chercher un médecin. En fait de médecin je me souviens que j’ai rendez vous demain avec le rhumatologue. Ca sera pas du luxe me dis-je.
Michel Costadau
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