Après son départ je fais une petite sieste et en me levant je me dis que j’allais passer chez Bulan pour discuter cinq minutes. Heureusement il est là et m’offre thé ou café. En entrant j’ai vu à nouveau ce lit par la porte entrebâillée. Vu l’heure, j’opte pour un café qui en plus est correct chez lui.
Il me confirme que sa sœur est partie se promener avec Timor et nous rigolons de ces comportements un peu secrets qu’affectionnent ceux qui n’ont pas envie que l’on connaisse leurs sentiments.
Par contre, une fois engagés l’un par rapport à l’autre, il y a en général grand déballage d’affections : bisous, cadeaux que l’on montre à tout le monde, soirée où l’on ne se quitte pas et le sacro-saint : écoute il faut que je lui en parle et je te rappelle.
Je me permets de lui demander qui est la personne dans la chambre. Il me répond que c’est sa mère et qu’il l’a prise chez lui parce qu’elle commence à se paralyser des jambes. Elle peut encore marcher en se tenant à quelqu’un, mais ça la fatigue. Il me dit : va la voir elle n’a pas beaucoup de visites.
Nous finissons le café et par amitié autant que par curiosité, je frappe à la chambre. J’entends une vois claire et posée :
-Venez, la porte est ouverte.
-Bonjour madame, excusez moi de vous déranger mais….,
-Vous ne me dérangez pas du tout monsieur, au contraire pouvez vous m’aider à m’assoir dans le fauteuil,
-Bien sûr, là euh comme ça c’est bien ?
-Oui c’est parfait, d’abord je vais finir mon thé, même s’il est froid c’est très bon,
-Si je vous fatigue dites-le moi, je ne suis pas là pour vous embêter,
-M’embêter, quelle question ! c’est si vous n’étiez pas venu me voir qui m’aurait fâché, ça oui,
-Peut-être êtes-vous trop gentille avec moi, mais …. ,
-Je sais que vous êtes un ami de mon fils et qu’il vous apprécie, lui c’est un musicien mais vous, vous êtes un monsieur, vraiment,
-C’est le contraire madame, Bulan est un type bien, lui il est quelqu’un, moi je ne suis qu’un vagabond sans réalité ni existence et …,
-Ce n’est pas à vous d’en juger monsieur. Si mon fils vous accepte ici c’est qu’il sait que vous existez, que vous valez quelque chose. D’ailleurs peut-être le fait-il aussi pour moi, non pas pour m’aider à marcher mais pour m’aider à exister, c’est le plus important.
Si vous saviez, monsieur, ce que j’ai pu aimer la vie. Marcher justement, marcher en forêt, sous la pluie, sur un sentier, dans le vent, marcher le long d’une falaise, marcher sur le sable les pieds dans l’eau. Ecouter, écouter un saxo glisser sa voix rauque dans votre nuque et même sur votre peau, puis lancer ses saccades percutantes et souples à la fois, et alors redescendre à la cave pour nous laisser pantois et vibrant de bonheur, écouter un torrent qui vous vivifie rien qu’à le regarder, écouter la mer qui court devant vous comme quand vous jetez un seau d’eau sur la terrasse, ou la mer quand elle est formée, blanche, roulante et grondante qui vous remplit les oreilles d’une unique note puissante, continue et prenante. Voir, voir les gens bouger, s’assoir, parler. Le spectacle des hommes est le plus infini théâtre que je connaisse, toujours nouveau, toujours animé, toujours vrai, inlassablement renouvelé, mais aussi répétitif à souhait comme les jeux des enfants. Aimer, quelle chance de pouvoir aimer quelqu’un ou même quelque chose, c’est pareil, c’est le remue-ménage du cœur qui compte, l’envie et le souci, son double caché, voilà qui vous tient en haleine, qui vous maintient debout, qui vous redresse même, à la limite de s’envoler, parce que quand on aime on a toujours quelque chose à l’esprit, la tête est pleine, on est relié. Au contraire, quand on déteste, la tête est vide et c’est un écran noir derrière les yeux qui vous tient lieu de regard.
-Vous savez que c’est formidable ce que vous dites, et…
Michel Costadau
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