Pendant le repas j’observe que la mère de Bulan fait beaucoup de gestes mais qu’ils sont d’une extraordinaire précision et d’une grande coordination : pousser le saladier pour accéder au plateau de fromages, un aller et retour pour essuyer aves sa serviette trois gouttes d’eau sur la table, glisser délicatement le plat vers son assiette avant de se servir, remettre son verre devant son assiette avant de prendre la louche. Tous ces gestes donnent, pour qui ne les comprend pas, une impression d’agitation un peu désordonnée, voire de fébrilité, alors qu’ils sont d’une économie et d’une efficacité surprenantes.
Autour de la table la conversation devient animée car elle roule sur l’acquisition de savoir avec d’un côté l’expérimentation et d’un autre les dispositions naturelles. Le savoir issu de l’expérience est vraiment d’une grande utilité car il est acquis progressivement. Il met du temps à se former mais il est ancré solidement dans la tête et sert tout le temps. Cependant les dispositions naturelles, par exemple pour la musique, la poésie ou la sensibilité à l’injustice et à la misère, procurent à ces personnes un savoir et une aptitude qui ne peut guère être obtenue par un apprentissage même forcené.
Taqui et son frère soutiennent plutôt l’importance des dispositions naturelles avec la conviction que tout le monde en a, à condition de leur permettre de les révéler bien sûr. Sazak et sa mère croient plus à l’apprentissage, lent et continu en précisant que tout le monde est loin d’y avoir droit. Timor est partagé, il voudrait bien soutenir Sazak, mais ne croit pas trop à ses propres dispositions, ce qui est plutôt de la modestie que la réalité. Ou de l’indécision.
C’est vraiment une des composantes de Timor d’être trop dans ses pourparlers intérieurs. J’ai d’ailleurs le sentiment que Sazak fait le contrepoint en ne se posant pas tant de questions. Cependant je n’ai aucune conviction que l’accord des couples soit basé sur la complémentarité. Ça reviendrait à penser qu’il n’y a aucun partage, mais seulement un affrontement contenu, lissé. En tous cas Sazak est clairement entière dans ses jugements. Et pour la pertinence elle ressemble beaucoup à sa mère. Par contre il semble qu’elle n’a pas trop de plaisir à la discussion. Elle doit réfléchir dans sa tête aux divers aspects des problèmes et se faire ainsi son idée, qu’elle ne sort que si on lui demande ou que le sujet vient bien sur la table. Dans ce sens-là elle ressemble à Timor et je suis content d’avoir trouvé un point commun entre eux plutôt que toujours des différences.
Quand même je suis bien bête de me soucier autant de ces deux-là. Ils n’ont qu’à se débrouiller. De toutes façons c’est ce qu’ils font et feront sauf que je ne veux pas trop perdre de vue Timor, ni Bulan d’ailleurs. Ce dernier parle peu et participe faiblement à la discussion. Il regarde sa mère et paraît content quand elle prend la parole. Depuis qu’elle est chez lui c’est clair qu’elle va beaucoup mieux. Elle sort toujours avec quelqu’un mais sans s’appuyer dessus et sans canne, ce qui semblerait donner tort à l’inquiétude de Taqui. Bulan va remplir la carafe de vin et je l’interpelle lorsqu’il s’assied :
-Et toi quel est ton point de vue sur l’apprentissage des connaissances ?
-Je n’ai pas vraiment de point de vue mais je peux vous raconter une tranche de vie,
-Ah bon, ben oui vas-y,
-Tu n’as pas connu mon grand-père, notre grand pàre, c’est dommage. Il t’aurait plu car le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’était pas comme tout le monde. Peut-être même le contraire tant sa simplicité était égale et constante. C’est d’abord comme une absence de carapace, celle qui, habituellement, a pour but de mettre de la distance. Il était présent et disponible pour n’importe qui. Avec une fragilité apparente qui encourageait le contact, apparente parce que derrière cette apparence il y avait quelqu’un qui savait dire non ou oui, et surtout qui savait dire les choses sans provocation sans envenimement.
Michel Costadau
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