C’était l’époque où le cinéma devenait une industrie florissante, c’est-à-dire un business qui rémunère à fond les investisseurs, tout le reste s’appelle crise. Certes, depuis, les réseaux ont remplacés le jackpot des salles qui disparaissent peu à peu.
Nous nous mettons à table dans une humeur joyeuse qui m’incite à tenter le coup d’interroger Sazak sur son père. Elle botte en touche, j’aurais du m’y attendre vu ce que je sais d’elle, mais elle m’alerte sur le danger qu’il représente. Sazak n’a aucune illusion sur le but qu’il poursuit à savoir la destruction des membres de cette famille, de sa famille. Je découvre que c’est cette lucidité qui la protège et l’éloigne du lieu du combat, contrairement aux autres membres de la famille qui sont complètement dedans, en essayant maladroitement de faire la part des choses, c’est-à-dire de dtenir compte de tous les membres et non d’un seul. C’est un principe général de fonctionnement des ambitieux que de cacher leurs véritables objectifs, afin de maintenir tout le monde dans un flou qui leur permet, en les leurrant, de progresser lentement mais surement. Ainsi seuls ceux qui découvrent les vrais objectifs de ces gens là sont en mesure de s’en protéger. Seulement si son père est vraiment comme ça, c’est la bérézina assurée, dans le sens où il est beaucoup plus motivé que nous qui ne cherchons qu’à l’éloigner. En riant Sazak, se lève, va chercher la pizza dans le four et la discussion dévie vers la table et nos assiettes. Feu de bois contre four électrique ou microwave, ça part dans tous les sens. Etant un inconditionnel du feu de bois, je me prête volontiers à ces enchères en me disant qu’il me reste quand même à avoir un entretien avec Timor. Il doit bien être au courant de quelque chose mais Sazak n’a pas du l’inquiéter le moins du monde. Je ne dis pas que Timor est naïf mais en tous cas il ne voit pas le mal. Il est clair qu’une Sazak extraterrestre aurait du mal à s’entendre avec un grincheux hypocondriaque. Mais un Timor sans mauvaises idées et un peu planant peut coller. Cependant je me pose une question : est ce que je dois voir Timor seul ou avec Sazak. Je ne sais pas. Les deux hypothèses ont chacune leur mérite et c’est un peu le hasard qui va décider. En tous cas pas ce soir car tout le monde va se coucher.
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Lever de rideau en douceur. On se retrouve pour le café, eux en pleine forme, et moi un peu zombie, les yeux encore vague de tout ce que j’ai ruminé pendant la nuit. A vrai dire ce n’est pas la nuit mais uniquement le matin que mon esprit s’agite pendant les minutes de somnolence successive avant le réveil. Et c’est à ce moment là que mes soucis ou problèmes de la veille trouvent leurs solutions. Ma nuit fonctionne comme un tunnel dans lequel j’introduis le soir les problèmes à résoudre, aussi bien techniques que relationnels et le matin j’ai la solution ou tout au moins une progression de la situation. C’est étrange et j’en suis le premier surpris puisque personne ne m’a encore fait part de la même chose. J’ai le sentiment que ce sommeil éveillé du matin est fait d’un nombre incalculable de répétition de séquences de phrases identiques de quelques mots, comme si quelque chose tapait contre ma pensée en voulant sortir. Il me semble que j’essaie de briser ce lancinant leitmotive mais il revient toujours et d’un seul coup devient une idée claire du genre « il faut le démonter pour le redresser » dans le cas d’un problème mécanique ou « ne rien faire avant d’avoir eu Françoise »pour un souci relationnel.
Depuis longtemps je me demande comment cela fonctionne et je n’ai que quelques petits fragments de quelques bribes, ce qui en fait pas beaucoup. Quand même j’essaie de m’expliciter au maximum le problème posé pour que toutes les données, composantes, contradictions et toutes les facettes soient bien présentes dans ma tête. Ce décorticage est un travail de jour et assez conscient. D’autre part je pratique le plus possible l’enregistrement continuel de ce que j’ai vécu avec les résultats des actions ou inactions passées. Bien sûr, il n’est pas question de se souvenir de tout, d’ailleurs il y a beaucoup de choses que j’oublie et comme je l’ai dis la mémoire est par essence volatile. Mais les sensations psychologiques provoquées par les événements sont retenues plus facilement car elles consistent en impressions vécues dans tout le corps, pas seulement le cerveau, et non en mots ou nombres qui ont du mal à ne pas vaciller dans le souvenir.
Michel Costadau
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